Entretien avec Marcela Said
Venue du documentaire, la Chilienne Marcela Said a été l'une des découvertes de la Quinzaine des Réalisateurs avec son très beau L'Eté des poissons volants, en salles le mercredi 23 avril. Pour son premier film de fiction, la réalisatrice brosse le portrait impressionniste d'une adolescente confrontée à une violence sociale et sentimentale, dans la forêt chilienne. Entretien (dans un français parfait).
FilmDeCulte : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Marcela Said : Je m’appelle Marcela Said, je suis née en 1972 au Chili. J’y ai vécu la dictature militaire, un climat de violence et de tristesse généralisé, jusqu’à l’âge de 24 ans. Issue d’un milieu conservateur, je n’ai néanmoins jamais eu le sentiment d’appartenir à cette société. J’ai fait des études de Philosophie de l’Art à l’Université Catholique et une Maîtrise en Techniques et Langages de Médias à la Sorbonne. J’ai rencontré à Paris mon mari, Jean de Certeau, chef monteur, au travers de qui j’ai pénétré dans le milieu du film documentaire. J’ai alors réalisé quatre films documentaires politiques, dont deux en co-réalisation avec Jean. En 2006, nous nous sommes installés au Chili, où je vis encore actuellement. En 2008, j’ai ressenti le besoin de la fiction pour exprimer plus intimement certains points de vue, et j’ai commencé l’écriture de L’Été des poissons volants. C’était le début d’un long processus, abouti en 2013 avec la Première mondiale du film à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs.
FDC : Votre travail de documentariste a t-il eu une influence sur votre premier travail de fiction, ou au contraire avez-vous appréhendé L’Été des poissons volants comme quelque chose d'entièrement différent ?
MS : Je crois qu’il s’agit d’un ordre des choses que chacune de nos expériences reste en nous – et c’est heureux. Mon travail documentaire, au fil des années, m’a permis de réfléchir sur la manière d’aborder les sujets qui m’intéressaient et m’a donné le sens de l’approche de tournage à leur donner. Je n’étais donc pas démunie pour ma première fiction, au contraire. J’ai pu passer de l’écrit à l’improvisation en pleine confiance quand la situation l’exigeait. Le documentaire est en ce sens une très bonne école, on est forcé d’improviser et de gérer des situations dont on sait rien à l’avance.
FDC : Quel a été le point de départ de votre film, qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?
MS : Le point de départ était une expérience personnelle. J’étais en voyage avec des amis dans le sud du Chili et nous avons été invités dans une maison semblable à celle du film. La fille du propriétaire nous a raconté que son père avait dynamité l’étang pour essayer de se débarrasser des carpes qui pullulaient dans sa lagune. La nature était magnifique, il y avait une apparente insouciance d’été, et malgré le silence et la beauté de l’endroit, je savais que nous étions en plein territoire mapuche, au milieu du conflit sur la propriété historique des terres. Il y avait quelque chose prêt à exploser. Et cette famille ne s’occupait que de choses futiles. Je trouvais là l’opportunité de dresser une métaphore sur un thème qui me fascine, celui du pouvoir, et de tisser les fils d’une histoire plus complexe sur un pays qui n’a jamais hésité à employer la force pour maintenir sous une surface de calme toute revendication sociale ou égalitaire. Il me fallait trouver le juste langage pour évoquer la violence dont use cette classe puissante et privilégiée pour protéger ses intérêts et maintenir le status quo. C’est là que le choix de la fiction s’est imposé.
FDC : L’Été des poissons volants est un film qui parle de choses violentes (la violence des rapports de classe, la violence de grandir…) sans jamais filmer d’éclats de violence. Est-ce un équilibre que vous aviez à cœur de conserver ?
MS : Absolument. Lors de nos conversations avec Julio, le co-scénariste, nous avions défini cette retenue comme le fil de notre écriture. Nous parlions de « violence contenue, de courants souterrains ». Je tenais à parler de violence sous toutes ses formes, sans jamais tomber dans l’explicite. Tout comme il fallait parler du conflit mapuche en essayant de ne jamais le nommer. Car ce n’était pas le conflit en tant que tel qu’il m’intéressait d’exposer, mais son invisibilité, le déni dont les autorités font preuve à son sujet, et l’indifférence de la plus grande partie de la population. D’ailleurs ce fut – et c’est toujours – un grand sujet de discussion avec ceux qui auraient préféré un film aux problématiques plus évidentes et didactiques. J’ai refusé de rentrer dans des explications car c’est exactement ici que se joue, selon moi, l’essence du film.
FDC : La mort est par exemple présentée dès le départ comme un élément quotidien de l’héroïne. Elle trouve des animaux morts dans la forêt mais elle ne semble pas forcément en souffrir ou être choquée. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet aspect du film ?
MS : Les animaux morts qui se trouvent dans la nature ainsi que dans la peinture de Lorca, sont la représentation d’un pourrissement, de décadence, mais aussi de mystère, car on ne sait rien de leur provenance. Les coupures d’électricité, les animaux morts trouvés par les enfants nourrissent une tension que l’on ne peut saisir, mais que je souhaite faire ressentir comme un contrepoint d’angoisse aux comportements excentriques et à l’aveuglement absurde de leurs parents.
FDC : Il y a dans votre film un travail remarquable autour de la perception, qui se retrouve aussi bien dans son aspect esthétique, sa musique que dans son écriture. La manière dont la jeune héroïne perçoit le monde qui l’entoure, est-ce pour vous le vrai cœur du film ?
MS : J’ai toujours voulu faire un film d’atmosphère, par opposition à une œuvre plus explicative, comme je l’évoquais plus haut. Je crois à l’intelligence des spectateurs et à leur capacité à percevoir – en ce sens, il est important de leur donner l’espace pour qu’ils puissent s’approprier les images, sentir et construire du sens, leur sens. Dans le cinéma, la façon subjective dont on perçoit les choses est beaucoup plus puissante qu’une scène bien écrite ou qu’un bon dialogue selon moi - mais bon, c’est un point de vue personnel. Pour ce qui concerne le personnage de Manena, j’ai cherché à faire d’elle notre guide dans le film, et le témoin de l’insouciance de sa famille face à la menace grandissante. Quand on a fait le casting, je suis tombée amoureuse du regard de Francisca. Ses grands yeux expressifs étaient parfaits pour traiter la mise en scène à travers eux.
FDC : Cela vous convient-il si l’on dit que d’une certaine manière, l’histoire de L’Été des poissons volants est aussi bien racontée par son scénario que par sa mise en scène ?
MS : Ce qui m’intéressait dans L’Été des poissons volants était de travailler une ligne de mise en scène dans laquelle la narration n’était pas aussi directe et frontale qu’elle peut l’être selon certains codes cinématographiques. Il y a ainsi plusieurs fils qui s’entremêlent : l’histoire de Manena, et son parcours initiatique en est un, mais il y a aussi celui du sujet – les rapports de pouvoir entre « castes » dans la réalité d’un pays fortement marqué socialement, et d’un point de vue plus sensoriel, cette violence que je voulais faire ressentir. L’idée étant que de cette mosaïque naisse un tableau qui interroge physiquement – et non seulement mentalement – le spectateur sur sa propre position.
FDC : Jane Campion a par exemple beaucoup travaillé cette notion d’« impressionnisme » au cinéma, dans le sens où les sensations importent plus que les faits. Est-ce une vision dont vous vous sentez proche ?
MS : Je ne saurais affirmer que les sensations sont plus importantes que les faits, mais il s’agit d’une approche qui me semble intéressante, et ce d’autant plus qu’elle est souvent à contrepied du cinéma « dominant », très narratif. Campion travaille par touches, dans la poétique. Mais on peut aussi citer Lynch, qui a ouvert la voie il y a quelques années, d’une déconstruction. J’adore la liberté qu’ils nous donnent, la puissance symbolique de leurs images, la manière elliptique d’aborder les histoires. L’essentiel étant de toujours chercher un renouvellement, avant tout personnel.
FDC : Savez-vous si (et si oui, quand) le film va être distribué en France ?
MS : Oui, il sera distribué en France, à la fin de l’année sûrement. Il est question de le sortir en lien avec mon précédent documentaire, El Mocito, car ce sera cette année les quarante ans de la dictature pinochetiste.
FDC : Cela fait plusieurs années que le cinéma chilien est de plus en plus remarqué en Europe, en festivals ou ailleurs. Notamment grâce à des cinéastes tels que Pablo Larrain, Sebastian Lelio, Sebastian Silva, Dominga Sotomayor... Avez-vous le sentiment qu'il se passe quelque chose de nouveau dans le cinéma chilien ?
MS : Ce qui se passe, pour moi, est la résultante logique du mouvement de libération politique. Il faut savoir que quand la dictature s’est imposée, les 3 écoles du Cinéma existantes ont été fermées. Le Chili est resté 17 ans sans former de réalisateurs. Avec l’arrivée de la démocratie 30 écoles de cinéma sont apparues en moins de 20 ans. Il y a une quantité de cinéastes tout a fait disproportionnée pour un petit pays comme le nôtre. Mais c’est grâce à cela aussi que certains parviennent à lever leur voix, trouver des financements et faire leurs films. L’Etat soutient ce mouvement et donne de plus en plus de ressources pour financer nos œuvres, ce qui permet à 20 films par an de sortir. Ces deux mouvements sont à l’origine de l’émergence internationale de notre cinéma - il y a au Chili un capital créatif énorme. Le pays a une tradition littéraire dont on parle beaucoup, bientôt il sera aussi reconnu comme un pays de cinéastes.
Entretien réalisé le 11 juin 2013. Un grand merci à Claire Viroulaud.