Entretien avec Maja Milos
Lauréate au Festival de Rotterdam, la Serbe Maja Milos signe avec Clip (sortie ce mercredi 17 avril) un premier film impressionnant. Clip raconte le quotidien ultra-sexué d'une jeunesse désœuvrée, dans la banlieue de Belgrade. Entretien avec l'une des révélations de l'année !
FilmDeCulte : Quel a été votre parcours avant la réalisation de Clip ?
Maja Milos : Je suis passionnée de cinéma depuis toute jeune. J’ai fait une école de cinéma où j’ai étudié la mise en scène. J’y ai réalisé beaucoup de courts métrages ainsi que des documentaires. Clip est mon premier long métrage. Et le parcours jusqu’à Clip est à mes yeux tout à fait logique. J’ai toujours été intéressée par les questions sociales, la sexualité, les relations homme/femme. Tout cela m’a menée jusqu’à la réalisation de Clip.
FDC : Pourquoi avez-vous eu envie de raconter cette histoire ?
MM : J’ai eu l’idée de faire Clip lorsque j’ai vu des vidéos postées sur le net et réalisées par des adolescents. Ce sont des vidéos où ils filment les fêtes tonitruantes auxquelles ils participent, où ils se bourrent la gueule, prennent de la drogue etc. Il y avait aussi beaucoup de vidéos où des ados harcèlent d’autres ados. Ainsi que des sextapes mettant en scène de très jeunes filles. Tout cela a attiré mon attention. Je voulais voir ce qui se passe chez cette jeune génération. Quelles sont leurs émotions, quelle place pour la tendresse, leur rapport à une réalité cruelle. Je suis partie de l’aspect social, mais je ne voulais pas me limiter à ça. J’ai voulu raconter une histoire intime, une histoire d’amour.
FDC : Vous avez déclaré qu'avec Clip, vous vouliez 'gratter là où ça démange'. Est-ce que c'est une définition que vous appliqueriez au cinéma en général ?
MM : Je dois me sentir très impliquée pour réaliser un film. Le sujet doit me toucher. Entre le moment où j’ai commencé à travailler sur Clip et la première mondiale qui a eu lieu à Rotterdam l’an passé, 6 années se sont écoulées. Si vous voulez faire un film, vous devez vous investir au maximum, être passionné par ce que vous faites. C’était important pour moi de faire un film honnête, et de ne pas juger mes personnages. Je voulais montrer de façon très ouverte et très directe les problèmes des jeunes générations. Je savais que je devais m’immerger dans leur monde. Ils ont juste une dizaine d’années de moins que moi mais il s’agit d’une tout autre génération. Les problèmes auxquels ils sont confrontés sont différents. Il a fallu explorer ça. Et faire un film selon leur perspective.
FDC : En quoi selon vous Clip est un film spécifiquement sur la jeunesse d’aujourd’hui ?
MM : Certaines choses n’ont pas changé. Le fait que ces jeunes sont à la recherche de leur propre identité par exemple. Mais les temps ont changé et la société a changé. Aujourd’hui, il y a quelque chose de tabou autour des émotions. On n’en parle pas. Il y a eu de grands changements dans la façon dont l’intimité est préservée, ou pas. L’importance de la représentation de soi est un autre changement. Par ailleurs on est très habitué à voir de la violence, des actes de violence, mais en ce qui concerne le sexe c’est tout autre chose. Le sexe, qu’il s’agisse du cinéma mainstream ou du porno, se limite à montrer la beauté des corps, mais il y a un manque total d’émotion et de réalisme. Toutes ces choses font que les jeunes grandissent autrement. Chaque époque amène ses problèmes. Je voulais parler de ce qui se passe chez ces jeunes-là, mais je voulais aussi faire un film sur le futur, sur ce qui va arriver à la génération suivante. Comment aider la génération actuelle et faciliter les choses pour celle d’après ?
FDC : Dans Clip, l’autorité parentale est littéralement mourante, la ville est en ruines, le collège ressemble à un squat. Envisagez-vous un horizon pour vos personnages ?
MM : Oh oui bien sûr ! C’est aussi une chose dont je voulais parler. On a généralement tendance à discréditer les gens qu’on rencontre et qu’on ne connaît pas. Pour moi il était essentiel d’essayer de comprendre, ne pas avoir de préjugés. Le problème ce n’est pas la jeune génération, c’est la jeune génération qui a des problèmes. Lorsque les jeunes ont des problèmes, les plus âgés doivent les aider. Les ados ne demandent pas d’aide, mais les adultes doivent faire le premier pas. Les temps changent. De tout temps les ados sont passés pour les pires gosses du monde. Quand on essaye de les comprendre, on voit qu’ils sont à la recherche d’amour, qu’ils sont très vulnérables. On doit chercher à communiquer avec eux, parce que le conflit de générations est de plus en plus important. La communication a tellement changé par rapport à avant : une photo de profil sur Facebook est un moyen de communication. C’est à la famille, et par extension à la société de comprendre les problèmes de jeunes, y penser davantage. On a tendance à s’intéresser à certains problèmes lorsqu’ils ont des conséquences dramatiques. Quand un gosse se fait tuer par exemple. Et les journaux en font leur une pendant trois jours. Ce qui m’intéressait, c’était ce qui se passe derrière tout ça. Ce qui se passe dans un groupe de jeunes gens. Les choses qu’ils peuvent faire n’atterriront pas à la une des journaux.
FDC : J'ai entendu que vous aviez écrit le scénario pour des personnages plus âgés. A quel moment avez-vous décidé de les rajeunir et pourquoi ?
MM : En fait je voulais surtout travailler avec de très jeunes acteurs parce que je recherchais un réalisme total, c’était comme une démarche documentaire. On doit croire en ces acteurs. Je ne voulais pas de cette convention mainstream selon laquelle des acteurs de 25 ans jouent des ados. Le réalisme aurait disparu. Les acteurs sont de la même génération que les personnages qu’ils incarnent. Je voulu voir beaucoup de jeunes, on a fait des castings pendant deux ans. J’ai vraiment voulu travailler avec chaque jeune acteur de Clip. Ils sont extrêmement talentueux, intelligents, et gentils. Ils viennent de milieux culturels et sociaux totalement différents de ce qu’on peut voir dans le film. Ils ont apporté beaucoup d’authenticité au récit, alors qu’ils sont éloignés de ces personnages. Ils ont vraiment construit leur interprétation, ont beaucoup répété. C’était une grande expérience, ils étaient très impliqués et ont compris qu’il fallait en parler. Parce que même s’ils sont différents, ces problèmes sont ceux de leur génération. J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler avec eux, ce sont des diamants. Isidora est fantastique, nous sommes très amies depuis le film. On peut tout de suite voir quand quelqu’un est très bien élevé, a l’esprit ouvert sur le monde.
FDC : D'un point de vue éthique, quelles questions vous êtes-vous posées sur la façon dont vous vouliez présenter ces scènes de sexe avec des personnages mineurs ? Comment vous y êtes vous prise ?
MM : Je voulais faire un film qui parle de façon directe des problèmes de la jeune génération. Et je voulais montrer cet aspect qui est très important dans leur vie. Ne pas montrer le sexe comme on le ferait pour les autres aspects de la vie de ces jeunes, ce serait l’insulter. Le sexe est la plus belle chose du monde. Je voulais montrer le sexe de façon explicite, comme je voulais montrer de façon explicite ce qui se passe dans leur vie. Beaucoup de jeunes se cachent derrière le sexe, parce que les émotions sont souvent des preuves de vulnérabilité. C’était important que les acteurs et leurs parents sachent tout, qu’on parle directement de ces choses, aussi directement qu’elles sont représentées dans Clip. Tout le monde était au courant que s’il y avait un problème, si un acteur se sentait mal à l’aise, on pouvait en parler et trouver une solution. Les scènes de sexe, à vrai dire, était les plus fun à faire. Beaucoup plus que les scènes où ils se livrent émotionnellement, ou les scènes de fête où ils doivent paraître ivres ou drogués. On a construit une relation basée sur l’amour et la confiance qui nous a permis de faire le film.
FDC : A plusieurs reprises dans Clip, ce sont les personnages qui filment l’action. Comment avez-vous géré ces séquences en particulier ? Avez-vous laissé une certaine liberté à vos jeunes acteurs ?
MM : Je leur montrais comment faire, parfois je filmais, parfois c’était eux, mais une chose était sûre : il ne fallait pas que le chef opérateur s’en mêle. Il ne fallait pas qu’on sente qu’un professionnel tenait la caméra. J’ai parfois apporté quelques corrections, on a parlé de ce qu’ils devaient filmer, donc d’une certaine façon c’était préparé, mais il y avait aussi une liberté. Ils tenaient les caméras, ont improvisé, se sont amusés. Là encore c’était une collaboration très intéressante avec ces jeunes acteurs.
FDC : Les réseaux sociaux sont très présents dans Clip et dans les relations entre les adolescents. En quoi participent-ils selon vous de la construction identitaire des personnages ?
MM : Cela revient à ce qu’on disait sur la représentation de soi. C’est une façon d’être visible, d’être très visible. D’être vu par les autres et construire la façon dont on veut être vu. Mais ce ne sont pas les réseaux sociaux qui créent les problèmes. On doit apprendre à communiquer à travers ça, avec ce langage neuf.
FDC : On parle beaucoup des scènes de sexe de votre film. Est-ce que ce n’est pas le climat général de violence qui est le plus choquant selon vous dans Clip ?
MM : Comme je vous l’ai dit, le sexe est la plus belle chose au monde. Alors que la violence est terrible. Parler de la façon dont on va représenter explicitement le sexe, c’est une façon de parler de notre société. Nous sommes, au contraire, habitués à voir des images de violence. Dans les années 60 et 70, beaucoup de films comportaient des scènes de sexe explicites. C’est de plus en plus rare aujourd’hui. On déplace le sujet, on en fait des comédies, on se concentre sur la beauté des corps. Cela en dit beaucoup sur notre société.
FDC : Pensez-vous que le film aurait moins choqué s'il avait été réalisé par un homme ?
MM : Je ne sais pas. [elle hésite] Je ne sais pas !
FDC : Les filles de Clip passent leur temps à se vendre comme des objets. Qu’est-ce qui selon vous pousse ces personnages à reproduire des clichés misogynes ?
MM : Je ne le vois pas ainsi. Les personnages féminins de Clip sont très forts. Et elles se battent par amour, elles font preuve de beaucoup plus de force et de pouvoir que ce qu'elles n'imaginent. En ce sens je trouve qu'elles ne sont pas conformes à certains clichés misogynes. On a affaire à des personnages qui ne montrent pas leurs émotions et qui se cachent derrière des relations purement physiques. Mais qui, au final, sont des relations amoureuses.
FDC : Aviez-vous des sources d’inspiration venues du cinéma pour Clip ?
MM : Au-delà des clips vus sur internet, et qui m'ont énormément documentée, j'ai voulu m'inscrire dans une certaine tradition du cinéma serbe des années 60/70. Les réalisateurs de cette époque comme Dušan Makavejev et Žika Pavlović traitaient souvent de problèmes sociaux importants avec beaucoup d'amour autour de leurs personnages. Ceux-ci étaient souvent à la marge de la société, il était question de sexualité, il y avait une influence du documentaire. Il y avait beaucoup d'honnêteté et je voulais m'inspirer de ça. Cette influence n'est d'ailleurs peut-être pas rationnelle, ce sont tout simplement les films avec lesquels j'ai grandi. Sinon j'aime beaucoup Ken Russell, Pasolini, Antonioni, Borowczyk... Généralement des réalisateurs européens.
FDC : Est-ce que vous avez pu voir Spring Breakers ?
MM : [enthousiaste] Oh non non ! Il vient de sortir en Serbie, au moment où je suis arrivée à Paris.
FDC : Clip a été distribué l'an passé en Serbie. Comment a t-il été reçu ?
MM : Je suis très heureuse de l'accueil. Les gens ont eu des réactions très fortes. Je ne voulais pas faire un feel-good movie, je voulais faire un film qui fasse réfléchir, qui pose des questions. Pas un film simple, qui se contente de juger. Ces réactions ont été fortes parce que tout le monde aime être présenté mieux qu'il n'est en réalité ! Je voulais être suffisamment authentique pour que le film puisse être universel.
FDC : Quels sont vos projets ?
MM : J'ai des idées pour un prochain film mais pour le moment je continue d'accompagner Clip en festivals, je fais sa promotion. C'est un peu comme mon bébé dont je dois encore m'occuper.
Entretien réalisé le 28 mars 2013. Un grand merci à Marie Queysanne et Charly Destombes.