Entretien avec Katrin Gebbe

Entretien avec Katrin Gebbe

La jeune Allemande Katrin Gebbe est l'une des révélations du Festival de Cannes 2013. Elle signe un premier film impressionnant avec Aux mains des hommes (Tore Tanzt, en salles le 25 juin), qui raconte l'histoire d'un jeune homme à la recherche d'une nouvelle vie devenant le jouet de la famille qui le recueille. Cette œuvre coup de poing est le genre de long métrage qu'une partie du public et de la presse cannoise n'est plus capable de voir sans pousser des cris d’orfraie. A FilmDeCulte, on est persuadé qu'on entendra à nouveau parler de cette réalisatrice très prometteuse. Katrin Gebbe nous parle de la genèse d'Aux mains des hommes, des questions que le film pose, de la représentation de la violence ou encore de son expérience à Cannes...

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FilmDeCulte : Quel a été le point de départ de Aux mains des hommes ?

Katrin Gebbe : Après le lycée je suis entrée à l’Académie des arts visuels et du design aux Pays-Bas pour étudier la communication visuelle. La première année nous avons étudié les beaux-arts ainsi que le cinéma. C’est là que j’ai réalisé que je voulais devenir une artiste. Mais je n’ai pas cru en moi, et je me suis dirigée vers le design. J’ai continué à faire des films expérimentaux de mon côté, et quand j’ai eu l’opportunité de travailler à la SMFA de Boston, j’ai pris tous les cours de cinéma imaginables. Je n’oublierai jamais l’odeur de la pellicule, des produits chimiques. Faire des films, j’en suis tombée amoureuse à ce moment-là. J’y ai fait un court métrage, qui m’a permis d’accéder à la section réalisation de l’Ecole de Hambourg.

FDC : Qu'est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?

KG : Aux mains des hommes s’inspire de faits réels. Je suis tombée sur un article, sur internet, et je n’ai pas pu m’arrêter de penser à ce garçon maltraité. Cette histoire m’a touchée profondément. Je me suis demandée pourquoi ce garçon était décrit comme une victime attardée, tandis que ses bourreaux étaient présentés comme des monstres. Je sentais qu’il y avait des choses à explorer derrière tout ça : sur les relations entre les êtres, sur la culpabilité, sur le désir, la croyance, l’idéalisme, l’amour, le courage… Je cherchais plus qu’une situation exceptionnelle : peut-être une vérité cachée.

FDC : Aux mains des hommes est inspiré de faits réels, mais contrairement à ce qu'on voit d'habitude, ce n'est pas indiqué au début du film, seulement en toute fin. Pourquoi ce choix ?

KG : Ma monteuse Heike Gnida et moi-même pensions qu’il serait plus efficace de confronter le public avec ce fait à la fin du film. On pensait que cela donnerait l’opportunité aux gens de penser à cette histoire autrement, que cela ajouterait une certaine réalité à cette grande histoire d’un Jésus moderne. On vient de présenter le film au Festival de Karlovy Vary où cela a très bien marché. Mais à Cannes, pas du tout. C’est là que nous faisions notre première mondiale, et dès que le film s’est achevé quelques personnes se sont immédiatement mises à huer. Les lumières ont été rallumées et j’imagine que beaucoup de spectateurs ont été distraits et n’ont pas lu le carton comme il le faudrait. C’est dommage. Après coup nous en avons parlé, en nous demandant si le fait de savoir dès le départ qu’il s’agit d’un fait réel n’allait pas encourager le spectateur à s’identifier au personnage principal durant son chemin de croix. Mais je pense quand même que nous avons fait le bon choix, parce que les gens ont de toute façon tendance à oublier qu’il s’agit d’une histoire vraie. Ou peut-être le préfèrent-ils.

FDC : Il y a dans votre film quelque chose qui évoque le cinéma d'Ulrich Seidl. Les titres des chapitres bien sûr, mais surtout la façon dont les personnages créent leur propre enfer pavé de bonnes intentions. Est-ce que vous vous intéressez à ce réalisateur ?

KG : J’ai vu pas mal des films d’Ulrich Seidl. C’est un réalisateur qui m’inspire beaucoup et qui n’a pas peur de plonger dans les désirs les plus enfouis de ses personnages. Mais ces personnages ne peuvent répondre à leurs besoins. La plupart d’entre eux sont solitaires et désabusés. J’ai essayé de trouver « l’élément tragique » dans chacun de mes personnages. C’est une chose qui prend vie quand le désir et le besoin se retrouvent dans un conflit insoluble et que l’issue est un désastre.

FDC : Les motivations de votre héros restent ambiguës. Aux mains des hommes peut être vu comme un film sur le masochisme, sur la grâce, sur la dépendance... En quoi cette ambiguïté était-elle importante ? Était-ce une façon pour vous de dire que rien ne s'explique facilement, une façon de poser plus de questions que d'apporter des réponses ?

KG : Cette ambiguïté, les questions non résolues sont la raison pour laquelle j’ai fait ce film. Toutes ces choses m’ont torturée. Pour moi, il n’y a pas de vérité absolue. Il n’y a aucune solution facile aux grands problèmes humains. Le Mal existe t-il ? Est-il noble ou stupide de scarifier la vie d’un autre ? L’idéalisme mène t-il vers quelque chose ? L’amour est-il plus fort que tout ? Etre libre, qu’est-ce que ça signifie ? En tant que réalisatrice, je dois poser des questions plutôt que prêcher un quelconque message moral du type « le bien l’emporte toujours ». Parce que de toute façon je n’y crois pas. Je ne veux pas éduquer mes spectateurs, ou leur faire plaisir. Je veux les secouer pour les réveiller, leur faire voir ce que je vois.

FDC : Il semble que le public ait aujourd'hui plus de problèmes avec la représentation de la violence au cinéma, alors que les films sont globalement moins violents, plus lisses que ceux réalisés dans les années 70 ou 80. Aux mains des hommes est un film qui ne fait pas d'ellipse sur la violence. Il y a une scène en particulier (celle du poulet) qui a choqué une partie du public cannois. Quelle est votre point de vue sur la représentation de la violence à l'écran ?

KG : Tout d’abord c’est dur à croire mais la réalité était pire. Depuis le début, la violence fait partie intégrante de cette histoire. Sans violence, elle n’aurait pas été la même. Le personnage principal est confronté à toutes sortes de cruautés, mais selon moi, plus il souffre, plus il rayonne. Personne n’irait aussi loin que lui. A la télévision allemande, tous les soirs, une douzaine de personnes sont tuées (peut-être plus, ce serait intéressant d’avoir les statistiques précises). Toutes les séries criminelles suivent les mêmes règles, et atténuent la sensibilité des gens. Les gens regardent des meurtres pendant qu’ils dînent. Je trouve ça horrible, et ça ne raconte rien : c’est du divertissement ! Est-ce que ce n’est pas plus cruel ? Personne ne semble penser à ça. La plupart du temps les films suivent un schéma identique selon le genre, avec une façon de montrer les scènes de sexe et la violence. De notre côté, nous n’avons pas voulu faire un drame social, ni une histoire d’amour, ni un film d’horreur. On a voulu dérouter le spectateur. La scène du poulet fournissait une occasion unique et indocile de montrer la brutalité. Le public ressent ce dégoût et se sent malade. Ca c’est la lecture réelle, directe, au premier degré. Mais à un autre niveau cette séquence est filmée comme le dernier repas de la Cène. On sait déjà beaucoup du dénouement en regardant cette scène. Pour moi, il y a une poésie très sombre là-dedans.

FDC : Comment avez-vous travaillé avec votre directeur de la photographie Moritz Schultheiß ? Comment avez-vous voulu raconter visuellement cette histoire ?

KG : Moritz est impliqué dans le film depuis le début. On a commencé très vite à partager des humeurs, des musiques pour construire l’atmosphère du film. Deux ans avant le tournage, on a commencé à chercher un pavillon avec un jardin, on a pris des photos et parlé avec les résidents. On voulait utiliser des couleurs, une caméra portée pour que les images soient souples, versatiles. On a combiné un style documentaire avec des peintures de Jésus sur son chemin de croix. Mais on n’a pas suivi de dogme strict. On voulait rester dans l’instant, avoir un regard frais. A chaque scène, chaque plan, on s’est demandé quelle était l’essence de cette image, du point de vue. On avait toujours un certain nombre de possibilités en tête, mais on gardait la possibilité de réagir par rapport à ce qui se passe devant la caméra, sur l’instant. Il était toujours possible pour les acteurs d’improviser ou pour moi de corriger quelque chose si je ne le sentais pas.

FDC : Quels sont vos films et réalisateurs favoris ?

KG : Je n’ai pas de réalisateur favori ou de film préféré. Mais j’en aime beaucoup et cela change selon mon humeur et mes envies. Ce que j’aime le plus, c’est être surprise. Par une histoire touchante et irrésistible, le courage, l’originalité et la richesse d’une idée, par la perfection. Parfois je me surprends à penser : j’aimerais faire un film comme ça. Mais le film est déjà là donc ça n’a pas de sens. Je dois suivre ma propre voie et son intuition.

FDC : Comment avez-vous vécu votre sélection à Cannes ? Pouvez-vous nous parler de cette expérience ?

KG : C’était une expérience incroyable. J’ai rencontré beaucoup de réalisateurs intéressants, j’ai appris beaucoup sur le métier. Tout le monde était si gentil et on a pu profiter de l’événement. Aux mains des hommes était le seul film allemand du festival, du coup nous avons focalisé une certaine attention de la part de la presse. On ne peut pas mieux débuter pour une jeune réalisatrice. Encore aujourd’hui, parfois, je n’arrive pas à croire que nous étions là, c’est le rêve de tant de gens et ça vous montre, d’une certaine façon, que ce que vous avez accompli compte. Faire partie de la sélection d’Un Certain Regard a renforcé en moi l’idée que je dois me concentrer avant tout sur mon point de vue.

FDC : Un dossier sur le cinéma contemporain allemand sera prochainement en ligne sur notre site. Quels sont selon vous les aspects les plus excitants de la production allemande aujourd'hui ? Quels sont les nouveaux cinéastes que vous admirez ?

KG : Quand j’ai commencé à faire des films, l’Ecole de Berlin était très importante en Allemagne. J’ai le sentiment que le temps du changement est venu. Il devrait y avoir plus de folie, de divertissement, d’amour, de surprise, de violence, de musique, de mouvements de caméra. On a besoin de quelque chose de plus direct, in your face, pas seulement d’observer des acteurs qui regardent par la fenêtre ou les suivre dans un couloir pendant 5 minutes. Il y a pas mal de talents actuellement et de très bons premiers films. Je reviens tout juste de Karlovy Vary où j’ai eu la chance de voir le premier film fogma, un long métrage intitulé Love Steaks réalisé par Jakob Lass. Vous devriez lire leurs règles, à mon sens c’est ce dont on a besoin.

Entretien réalisé le 5 juillet 2013. Un grand merci à Céline Petit et Clément Rebillat.

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par Nicolas Bardot

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