Entretien avec Julien Seri (Anderson Falls)
Julien Seri vient de sortir son cinquième long-métrage, le film américain Anderson Falls (retitré Darkness Falls aux Etats-Unis): un polar carré qui voit le flic Jeff Anderson, campé par Shawn Ashmore, enquêter sur le meurtre maquillé en suicide de son épouse (Vahina Giocante). Contre l’avis de sa hiérarchie, Anderson va mettre au jour les crimes d’un duo de serial killers joués par Gary Cole et Richard Harmon. Le film est disponible en VOD. Pour éviter de vous faire spoiler, on vous conseille de le regarder avant de lire cette interview-vérité de Julien, qui revient sans langue de bois sur son expérience américaine.
En 2014, t’as réalisé le film à petit budget Night Fare. Peux-tu nous dire ce qui s’est passé entre ce moment et quand t’as été contacté pour Anderson Falls ?
Après avoir fini Night Fare, j’ai fait le tour du monde des festivals. Très vite, en septembre 2016, Giles Daoust m’a contacté pour me proposer Anderson Falls. Je connaissais Giles via les réseaux sociaux. A l’époque je venais de signer pour faire un documentaire pour Canal – Combattants sur quatre combattants de MMA – donc pendant que je réalisais ce doc on finançait et on castait le long avec Giles.
Quand on regarde le générique d’Anderson Falls, c’est assez curieux : tout le monde dans l’équipe ou devant la caméra est américain, mais tous les producteurs sont français. Comment est-ce que le film a été financé ?
Le film a été écrit et financé par Giles Daoust qui est belge et qui a monté une production aux Etats-Unis. Lui et sa femme Catherine Dumonceaux sont les belges de l’affaire, moi je suis le français, mais ça a été surtout fabriqué par des américains.
Quand Giles vient te voir, le scénario est déjà bouclé ?
J’ai pu faire des petits ajustements. Je voulais faire un film sur deux pères et deux fils, montrer deux manières différentes d’élever un enfant et voir les répercussions que ça pouvait engendrer. Le côté serial killer m’intéressait moins car je savais qu’on aurait un tout petit budget, peu de temps de tournage, donc je ne pourrai pas me lancer sur un gros polar avec des poursuites, etc. J’ai donc recentré sur l’humain. Mais le scénario était déjà très bien construit.
J’ai l’impression que dans ta vie, t’as un grand sens de l’éthique, de la responsabilité individuelle. On retrouve un peu ça dans le personnage d’Anderson, ce flic qui œuvre seul contre le système.
En t’entendant le dire ça fait écho en moi, c’est vrai. C’est quelque chose que je fais d’instinct, ça vient de mon éducation sans doute. Autant j’ai pu mettre ce genre de thème dans mes films précédents, autant celui-ci je ne l’ai pas écrit donc bon… Ce que Giles voulait c’est que cet homme soit très intelligent. Mais sans réellement me le dire, j’ai voulu en faire une sorte de samouraï en quête de rédemption.
Quand t’arrives sur le film, quelles sont les conditions qu’on t’impose ?
En termes de budget il fallait qu’on soit en-dessous du million de dollars. Une fois que j’ai signé, on a lancé le casting. Gary Cole est le premier à avoir répondu positivement. Il avait vu Night Fare sur Netflix U.S. et il a dit oui. Shawn Ashmore a suivi juste après. J’ai fait un Skype avec lui et il a signé. A partir de là on a posé des dates.
J’ai lu que t’avais seulement deux semaines et demi de prépa ?
(sourire) Oui.
Et 18 jours de tournage ?
On devait en avoir 20 mais on en a fait 18.
Parce que t’as fini plus tôt que prévu ?
Parce qu’à quelques jours du tournage on a dû faire des économies.
Y avait-il des règles syndicales américaines auxquelles tu devais te plier sur le plateau ?
On a fait un film hors-union donc on n’était pas alourdi par les règles. Il y avait quand même des pauses déj très réglementées, des pauses café, tout est très très réglé.
Ça t’a gêné ?
Rien ne me gêne. J’improvise, je m’adapte au projet, j’essaie de dominer. J’aime dire que j’ai fait Les Fils du vent en 18 semaines, et Anderson Falls en 18 jours.
Comment c’est de travailler avec des acteurs américains comme Shawn Ashmore ou Gary Cole ?
On a eu une lecture tous ensemble autour d’une table chez un agent. C’est des professionnels assez incroyables qui arrivent en ayant déjà fait le taf. Là-bas, ils partent du principe qu’ils n’ont pas besoin du réalisateur. Le réalisateur c’est un technicien, une « scripte + ». Il est là pour livrer des plans. S’il parle aux acteurs, tant mieux, mais c’est pas ce qu’on lui demande. Donc les acteurs arrivent déjà bétonnés, ils ont travaillé leur personnage, ils connaissent les intentions, ils savent quand il faut monter, quand il faut descendre. Je me rappelle le premier jour où je suis allé voir Gary Cole pour le diriger, il était un peu surpris. Mais il était amusé : j’étais le petit français, « l’auteur français ». Ils sont tellement bons que c’est le film sur lequel j’ai tourné le moins de plans: j’avais pas besoin de me couvrir dans tous les sens. La scène de l’interrogatoire entre Shawn et Gary, c’est quasiment un champ-contrechamp. Pas besoin de plus. Et ça étonne beaucoup les ricains ! Gary Cole dans le making-of dit: « Julien ne tourne que ce dont il a besoin, et il a besoin de peu ».
Justement, tu oses pas mal de plan-séquences dans le film, notamment celui au début où les deux méchants droguent Vahina Giocante.
Il y a d’autres raisons à ça. D’une part, cette scène on devait avoir une heure pour la tourner. Donc si j’avais commencé à multiplier les axes pour faire du style, ça aurait été au détriment du film. J’en ai profité pour installer quelque chose de perturbant par ce plan qui dure, qui dure, pour mettre les gens mal à l’aise. D’autre part, j’ai signé un contrat américain qui stipulait que je n’avais pas le final cut. Donc je me suis dit très tôt que j’allais tourner cette contrainte à mon avantage : si je tourne très peu de plans, les producteurs ne pourront pas totalement remonter le film. Ils l’ont remonté quand même mais ils pourront pas tout changer.
Raconte-moi comment ça se passe quand t’arrive sur le plateau. Quelle est la première chose que tu fais ? Tu pars d’un découpage, tu pars de ce que les acteurs te proposent… ?
Je ne découpe plus mes films parce que je fais des petits films et que c’est souvent le bordel sur le plateau donc je suis obligé de m’adapter. Si je passe un mois et demi à découper et que le jour du tournage je ne peux pas faire aboutir mon découpage rêvé, c’est trop frustrant. Donc j’arrive sur le plateau, je connais le décor, avec le chef op on connait l’axe fort. Et je regarde les acteurs, ce qu’ils ont à m’offrir, et ensuite je demande à mon assistant combien de temps j’ai pour la scène. En fonction de si c’est vingt minutes, une demi-heure ou deux heures, j’adapte mon découpage.
Quels sont selon toi ta plus grande qualité et ton plus gros défaut en tant que réalisateur ?
(silence, il réfléchit) Mon plus gros défaut c’est que je suis trop gentil.
Avec l’équipe ?
Non. J’ai tellement envie de tourner que parfois je devrais plus souvent dire non que oui. Je devrais être plus méfiant avec les gens pour qui je dis oui. A part ça, pour parler plus spécifiquement du plateau, étant donné qu’on bosse dans une certaine énergie, tout me paraît tellement évident que j’en viens à penser que c’est évident pour les autres. Si on me pose des questions je réponds, mais si on ne m’en pose pas je ne vais pas forcément dire ce que je pense. Ça peut être un peu relou pour certaines personnes. Mais les gens s’adaptent, ça se fait en bonne intelligence. Après ma plus grande qualité ? (il réfléchit) Je dirais que je me sors de chaque situation. Je ne suis jamais bloqué, car je ne passe jamais plus d’une minute à savoir où je mets ma caméra. Je fais confiance à mon instinct.
Tu as évoqué le montage tout à l’heure. Raconte-nous comment ça s’est passé. Tu boucles le tournage, après tu livres ton director’s cut ?
Sur le contrat, j’ai un mois de prévu pour faire ma version du montage. Mais je ne voulais pas quitter Los Angeles sans avoir validé un montage. Donc très vite, en dix jours, je livre un premier montage : c’est un ours hein, mais c’est proche de ce que je veux. Et on commence à ajuster mon montage avec les besoins des prods. Donc on fait trois semaines d’allers-retours. Et on arrive à un montage qui n’était pas exactement mon director’s cut car j’avais accepté trois concessions. Mais je me disais « Si je m’en sors comme ça c’est déjà super ».
Tu peux nous dire quelles sont ces trois concessions ?
Par exemple, il y a la scène où Shawn est en planque et que derrière lui on voit arriver les deux silhouettes des tueurs qui vont s’en prendre à la dernière victime. J’ai fait un très long plan-séquence où Shawn est gauche cadre dans sa voiture et droite cadre on voit les deux silhouettes au loin qui forcent le portail et qui pénètrent chez la victime. Tout ça en plan large, avec un lent travelling avant. Le spectateur savait avant Shawn que les mecs étaient là. J’adorais ce moment car le spectateur a envie de hurler « Regarde, ils sont juste derrière toi ! ». Mon producteur aimait moyennement ce parti-pris donc il m’a suggéré de tourner un gros plan de Shawn… que je n’aurais jamais dû tourner. Parce qu’évidemment ils s’en sont servis au montage et je trouve que ça a abimé la séquence. La mise en scène que j’avais installée ce n’était pas celle-là. Une fois que tu casses le principe, ça détruit tout. Sinon après c’est des histoires de rythme : j’avais fait un montage d’environ 1h20 et eux voulaient 1h35. Ils avaient commencé à étirer le film un peu trop à mon sens, alors que j’aurais préféré un film court et efficace. Enfin, ce qu’il faut savoir c’est que dans le scénario original et le premier montage que j’ai fait, on découvrait la mort de Vahina Giocante du point de vue d’Anderson : à nos yeux au début, c’est un suicide. C’est seulement à la fin de l’acte deux, lorsqu’Anderson comprenait, qu’on voyait la scène du meurtre. Le film part en post-prod et il est vu par un vendeur américain qui fait remarquer que le film commence comme un drame familial et petit à petit va vers le thriller. « Pour les ventes, c’est mieux que ça commence comme un thriller ». Moi je dis « Oui mais c’est pas le film. Le pitch c’est : Anderson est persuadé que sa femme s’est fait tuer alors que l’autopsie dit que c’est un suicide ». Et les producteurs m’envoient un lien Vimeo d’une proposition de montage qui deviendra la version finale où on commence avec les tueurs qui arrivent chez Vahina. Du coup, le spectateur est en avance sur le héros ! Ca enlève le suspense. Mais bon, les producteurs sont très investis, ils sont très présents, ils travaillent à tes côtés toute la journée. Ça fait partie du jeu. J’avais signé un film américain, j’avais pas le final cut, je devais en passer par là. C’est pour ça que je dis que j’ai réalisé ce film, mais ce n’est pas mon film.
Il y a un plan qui est frappant, c’est celui où le visage de Shawn Ashmore se démultiplie avec plusieurs émotions différentes, comme une sorte d’hydre.
A la base, ce plan était pour le générique. Je m’étais inspiré d’un tableau : le visage de Shawn se démultipliait dans sa colère, dans sa tristesse, etc. Dans mon premier cut je me servais de ces plans pour « chapitrer » le film selon l’humeur du personnage à ce moment-là. Ca revenait trois fois. C’était assumé, très étrange. Et ça me permettait en un plan de tout dire de mon personnage, car je n’avais pas de rab, pas de gras en montage. Bref, je voulais tenter des expérimentations de montage comme ça qui n’ont pas survécu. Il ne reste que ce plan unique dont tu parles. Et quand je reçois le film, le plan… est en noir et blanc ! Je demande pourquoi. Réponse : parce que le mec à l’étalo s’est trompé, il l’a mis en noir et blanc. Mais on ne peut plus le changer. Du coup ça ne veut rien dire. C’est terrible, c’est dingue… Et c’est dommage, car j’ai essayé de rendre ce film singulier. Je disais à tout le monde : la singularité du film c’est ça qui nous fera sortir du lot. Quand on fait un film il faut oser. C’est comme quand j’ai fait Night Fare, si je fais pas la séquence animée à la fin, c’est pas le même film. Un film c’est organique, surtout un film comme ça fait avec aussi peu de moyens. Par exemple, j’ai poussé pour que la musique soit composée par Sacha Chaban. Et il est tellement content de travailler sur le film qu’il se débrouille pour enregistrer avec un score symphonique à Bucarest, avec ses propres moyens ! Je sais pas comment il a fait. On voulait juste emmener le film de plus en plus loin, le rendre de plus en plus risqué. Un script c’est une carte Mappy, c’est pas une bible. Le film doit se construire au fur et à mesure. Et si on a des idées il faut les mettre.
Avec le recul, quelles leçons tu tires de cette expérience ?
Tout ça n’est que positif. Evidemment c’est douloureux, c’est chiant. Mais déjà j’ai vécu pire sur mon premier film (NDLR: Yamakasi, où Luc Besson a remplacé Julien par Ariel Zeïtoun). On ne peut pas se violenter pour des choses dont on n’est pas responsable. C’est quand même une expérience géniale. J’étais au top sur le tournage car je savais que je faisais un film que je n’avais pas encore fait : rien que ça c’est du gain. Et il y a plein de scènes dont je suis super fier: la baston dans le désert, le long plan-séquence où ils droguent Vahina, la fin du film avec ce plan des mains qui se rejoignent. Je l’ai rajouté, car pour moi le film c’est ça: les rapports père-fils. Comme lorsque Richard Harmon regarde son père mort et dit « Je t’aime ». C’était pas dans le script. Je voulais donc finir sur ce plan des mains, et pas sur le classique plan de la voiture qui s’éloigne. Au final ça reste une aventure incroyable. J’ai tourné avec des gens super, des acteurs fantastiques. Je me suis confronté à mon rêve d’enfance de faire un film aux Etats-Unis. Je sors de là grandi, j’ai appris sur moi, sur le business. Grâce à ce film j’ai un autre projet américain dans les tuyaux. Les arts martiaux t’apprennent que c’est pas parce que t’as perdu un combat que t’as perdu ta carrière. Il faut avancer. Donc avançons !
Propos recueillis par Liam Engle le 14 juin 2020