Entretien avec João Pedro Rodrigues
Primé à Locarno cet été, L'Ornithologue est une fable surréaliste et excitante, à la fois fantomatique et bandante, qui met en scène Paul Hamy dans la peau d'un Saint-Antoine hypersexualisé et qui vagabonde dans une campagne portugaise hypnotique. Son réalisateur, João Pedro Rodrigues, est doublement à l'honneur puisqu'une rétrospective lui est consacrée jusqu'au 2 janvier 2017 au Centre Pompidou. Il se confie à l'occasion de la sortie de L'Ornithologue ce mercredi 30 novembre.
Dans L'Ornithologue on entend la réplique suivante: "Il y a des choses qu'on ne peut pas comprendre, elles adviennent et il faut y croire". Cela reflète-il votre manière d'envisager le cinéma?
Même si c'est moi qui prononce les mots dans le film, ce sont à l'origine des paroles de Saint Antoine, je ne fais que les mettre dans ma bouche. Il y a beaucoup de choses dans mon cinéma qui restent mystérieuses, c'est vrai, mais ça ne veut pas dire que le film soit indéchiffrable ou hermétique. Je lutte beaucoup contre l'hermétisme. Le cinéma a commencé en tant qu'art populaire et il devrait conserver cette dimension. Je ne souhaite pas faire des objets intellectuels impénétrables, je fais des films pour que les gens aillent les voir. Même si le film est assez basique, chacun comprend quelque chose de différent en le voyant. Les gens sont souvent trop obsédés par l'idée de tout comprendre dans un film, il faut que le moindre détail fasse sens pour eux, or ce n'est pas le cas, et ils en viennent à se poser trop de questions.
C'est une vieille question: "qu'est ce que comprendre ?", et comme beaucoup de questions, je ne sais pas y répondre. Les gens se plaisent à déchiffrer L'Ornithologue, mais c'est un film assez simple et linéaire. Il en faut pas chercher à tout comprendre, il y a beaucoup de choses qui se jouent au niveau du ressenti, enfin je l'espère. Dans toutes les disciplines artistiques, ce que j'aime le plus c'est ce qui m'émeut. Donc oui, c'est bien que les films gardent leur mystère, mais sans tomber dans l'hermétisme. C'est valable ailleurs que dans le cinéma: dans la vraie vie, les obstacles sont difficiles à surmonter quand on ne les comprend pas. Faire un film, ça se fait étape par étape, des fois le trajet est sinueux, mais je découvre en m'amusant.
Il y a en effet une part de ludisme dans le parcours du personnage principal...
Oui, c'est très important pour moi. On réduit souvent le ludisme à la comédie, à quelque chose de mineur. Pour moi, ludique ne signifie pas forcément moins sérieux. Je me méfie beaucoup des gens qui se prennent trop au sérieux. Il faut avoir un peu d'ironie envers soi-même, sinon on est foutu !
Est-ce que la place laissée dans le film à l’érotisme, la sensualité, c'est aussi une forme de ludisme?
Je crois qu'il y a un côté très voyeur chez tous les cinéastes. Ce que l'on voit à l'écran, c'est toujours mon propre regard sur les acteurs, des acteurs que j'ai choisis, que je cadre selon mon désir, etc. L'envie que j'ai de faire un film avec quelqu'un, ça part d'un désir pour cette personne. Quand je regarde quelque chose ou quelqu'un, je fantasme beaucoup. Par exemple j'adore prendre les transports en commun, parce que ce sont des endroits où l'on voit toutes sortes de gens, c'est très démocratique même si personne ne s'y parle. Dans mes films je sublime ces fantasmes. Quand je fais un film, ça correspond au désir que j'ai à ce moment-là. D'ailleurs, je n'ai pas de plan de carrière ou d'idée préconçue de ce que mon œuvre devrait être. A chaque fois que je termine un film, je me sens vidé et c'est ce vide qui appelle et crée de nouveaux désirs, et donc de nouvelles envies de films. Je ne regarde jamais mes anciens films, même si je les ai tous en tête. Cette rétrospective qui a lieu en ce moment à Beaubourg, c'est très étrange, mais j'en suis très content, je ne suis pas embarrassé du tout (rires). Ma théorie c'est que quand on regarde en arrière, on ne peut pas aller de l'avant.
A quel moment vous est venue l'idée d’apparaître dans le film, de superposer votre voix et votre visage sur celui de Paul Hamy?
Très tard, au moment du tournage. Je n'étais pas sûr de ce que ça rendrait, donc par sécurité, j'ai retourné tous les plans où j'apparais, en demandant à Paul de conserver son rôle à ma place. Mes films parlent toujours de personnages qui se transforment, qui se métamorphosent, et cette fois j'ai eu envie de prendre cette idée au pied de la lettre, en changeant le corps du personnage.
Il y a beaucoup d'indices géographiques dans L'Ornithologue (des cartes, des panneaux au bord des routes), mais malgré ça il y a une perte de repère progressive qui donne peu à peu l'impression d'être hors du monde et hors du temps. Comment avez-vous appréhendé cette transition?
Je ne suis pas sûr qu'on puisse dire le film soit hors du monde parce qu'il y a effectivement une présence très physique des lieux. En revanche, hors du temps, oui, parce que ces lieux n'ont pas changé depuis des centaines d'années. C'est pour ça que j'aime à penser à L'Ornithologue comme un film d'époque. La nature met des milliers d'années à changer de visage, et la rivière du film existait déjà du temps de Saint Antoine. Aller dans ces endroits, c'était déjà voyager dans le temps, aller dans une autre époque. C'est peut-être de là que vient l'idée d'utopie. J’avais envie d'aller dans des lieux qui ont été protégés de l'influence des hommes, des endroits harmonieux où les hommes vivent avec la nature, les animaux, ensemble.
Vous parlez d'utopie, et c'est effectivement une des piste du film. Peut-on dire, là encore, que c'est quelque chose qui passe là encore par une sexualité libérée (bondage, plan uro) ? On peut presque voir L'Ornithologue comme un film sur les jouissances, sur la jouissance même...
Ces fantasmes sont les miens, et ils peuvent s'épanouir dans ce cadre-là, celui du film. Je disais tout à l'heure que je ne voulais pas refaire les mêmes films. Si je réalisais O Fantasma aujourd'hui, le film serait sûrement très différent. Pourtant, comme O Fantasma, L'Ornithologue raconte le parcours d'un personnage à travers ses aventures érotiques. Ce sont des films à la fois physiques et métaphoriques. Le parcours en question reste un voyage vers sa propre sexualité, même s'il prend d'autres dimensions, plus transcendantales et métaphysiques (rires)...
Entretien réalisé le 22 novembre 2016. Un grand merci à Chloé Lorenzi.