Entretien avec Jang Jin
Man on High Heels, thriller singulier qui raconte l'histoire d'un flic coréen transgenre, a remporté le Grand Prix au dernier Festival du Film Policier de Beaune. Ce long métrage, qui sort ce mercredi 20 juillet en France, est réalisé par le Coréen Jang Jin dont la filmographie était jusqu'ici méconnue chez nous. FilmDeCulte vous fait les présentations...
Quel a été le point de départ de Man on High Heels ?
Le point de départ de Man on High Heels est très personnel, cela vient d'un ami à moi. Un ami de longue date. En fait dans la société coréenne, il y a des marginaux qui ne sont pas intégrés dans la société. Beaucoup de gens les considèrent pour ainsi dire comme anormaux. Ça n'est d'ailleurs pas qu'une question de sexe, cela concerne des personnes très différentes qui sont considérées comme marginales, hors de la société. Je voulais parler de la vie de ces gens-là.
Est-ce qu'il est facile de produire un film dont le personnage principal est aussi peu conforme aux standards habituels ?
Ça n'était pas facile de trouver des financements, on a eu des difficultés effectivement. Mon producteur m'a ensuite confié que s'il était fort possible que ce projet ne marche pas, qu'il ne soit pas rentable, on pouvait malgré tout faire un bon film. D'ailleurs il n'a pas tellement marché en Corée. Mais après l'avoir terminé, on était content du résultat et heureux de l'avoir fait.
Au-delà de l'accueil commercial, le film et son sujet ont-ils suscité des réactions ?
Il y a eu plus ou moins de rejets. La société coréenne n'a pas encore intégré ce type de question, de sujet. Le film n'est pas si commercial.
Le film mélange le pur mélodrame et le thriller brutal. Comment avez-vous trouvé cet équilibre lors de l'écriture du scénario ?
A vrai dire même avec du recul je n'ai pas l'impression d'avoir totalement trouvé cet équilibre ! (rires) Le film est peut-être difficile d'accès pour des spectateurs qui n'ont pas l'habitude d'un tel sujet. Donc il fallait faire preuve d'un certain savoir-faire. Après, s'il a dérangé, je me dis que c'est peut-être parce que je n'ai pas été à la hauteur.
Comment avez-vous abordé le travail formel sur Man on High Heels avec votre directeur de la photographie, Lee Sung-Je (collaborateur de Na Hong-Jin sur les thrillers The Chaser et The Murderer, ndlr) ?
Lors du tournage, je m'en suis entièrement remis à lui en ce qui concerne la composition des plans. Je lui fais des indications au préalable, sur le fait qu'un personnage doit être mis en avant par exemple. En fait, comme je suis très maniaque, j'ai besoin quand je tourne d'avoir en tête le montage précis de la scène. Je visualise ça assez vite. Je sais tout de suite ce dont j'aurai besoin au montage. Avec Lee Sung-Je, on a également beaucoup parlé de l'utilisation des couleurs. Je ne le considère pas comme un simple technicien. C'est un designer qui crée les images du film.
Votre acteur Cha Seung-Won incarne la virilité, la féminité et n'est jamais caricatural dans un registre ou dans l'autre. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?
A la base, c'est déjà un très bon acteur. On est très amis et c'est d'ailleurs la troisième fois qu'on travaille ensemble. Donc en termes de communication, il n'y a aucun souci. Il comprenait très bien le personnage. Il a tout de suite saisi son intériorité, la partie masculine que les femmes peuvent avoir et la partie féminine inhérente aux hommes. Dès qu'il a lu le scénario, il a trouvé cela incroyable et m'a dit : « J'ai ça en moi, comment l'as-tu su? ». Je ne veux pas dire qu'il souhaite lui aussi devenir femme, mais il a à la fois une image très virile auprès du public coréen tout en ayant, par de simples détails furtifs comme un geste de la main, quelque chose d'assez féminin. C'est ce type de détails dont on a beaucoup parlé ensemble.
L'aviez-vous en tête lors de l'écriture du scénario ?
En tout cas c'était ma première idée. Il y a quelques scènes qui l'embêtaient un peu, on en a parlé et une fois que c'était résolu il était d'accord. En fait dans le premier jet, le personnage était marié, avec un enfant. Il avait du mal à s'identifier et ne croyait pas à cette situation dans laquelle il abandonnerait sa famille. J'ai finalement pensé moi aussi que cela devenait un peu gros. (rires)
Parmi les autres films du cycle qui vous est consacré au Forum des Images, il y a Good Morning President qui à première vue est très différent de Man on High Heels et qui pourtant là aussi parle de personnages jouant un rôle. Dans High Heels, c'est un personnage qui se sent femme et surjoue la masculinité tandis que dans Good Morning President ce sont des hommes et femmes qui « jouent » les présidents.
J'ai besoin de m'identifier très fort aux personnages dont je parle. Sinon je ne pourrais pas les mettre dans mes films. Qu'il s'agisse d'un président, d'un homme qui veut devenir une femme, peu importe. Mais je dois les comprendre pour me persuader de les coucher sur le papier.
Il y a une réplique assez prophétique dans Good Morning President avec ce personnage qui s'interroge : « Sommes-nous prêts pour avoir une femme présidente? ». C'était quelques années avant que Park Geun-Hye ne devienne la première présidente en Corée. Est-ce qu'à l'époque du tournage, cela semblait-il prévisible ou impossible ?
En fait, avoir une femme présidente, ça n'a pas été si spectaculaire que ça dans la société coréenne. Après la dictature militaire, on a vraiment eu toutes sortes de gens qui sont devenus présidents. Et tous ont déçu. Ce n'est pas parce que c'était une femme que les gens étaient plus excités, euphoriques, tristes ou désolés. Dans le film, je voulais dire que le président n'était pas une personne intouchable, ni quelqu'un de parfait. Juste avant d'être président, c'est votre voisin d'à côté. Il ne faut pas penser qu'il va changer le monde. C'est nous qui devons le faire, ou l'aider à le faire.
C'est d'ailleurs l'une des finalités de Good Morning President, dans lequel les trois présidents sont des hommes et femmes comme les autres. Ce qui est assez ironique vu d'ici car notre président actuel a communiqué sur le fait qu'il était un président « normal », en opposition à son prédécesseur qui avait besoin de montrer qu'il était en quelque sorte un surhomme. Est-ce qu'à vos yeux on peut être président en Corée et être « normal » ?
On a eu ce genre de cas. Mais ce sont des gens qui ont changé une fois devenus présidents. En fait les Coréens voient souvent le président comme un sauveur et il croient trop en lui. La présidente Park a vu et paraît-il aimé Good Morning President, d'ailleurs je ne comprends pas vraiment pourquoi. Elle et la présidente du film ne se ressemblent en rien.
Votre expérience de metteur en scène au théâtre vous sert-elle lorsque vous réalisez des films ?
Je ne fais pas de grandes différences entre ces deux mondes. A la base, il y a une histoire personnelle que je mets en scène... et seul le lieu change. Pour être honnête, la grammaire cinématographique est une autre difficulté. La différence se fait peut-être aussi sur le rapport aux acteurs et le travail auprès d'eux.
Vous avez commencé à réaliser des films à la fin des années 90 et n'avez pas arrêté jusqu'à aujourd'hui. C'est une période clef pour le cinéma coréen, avec l'émergence de nombreux talents, un regain d'intérêt du public et l'explosion à l'international. Comment avez-vous vécu cette période particulière ?
Disons qu'en termes commerciaux il y a désormais un vrai marché en Corée. Mais la valeur artistique, avec les années, est devenue moins importante que la valeur commerciale. C'est ce qui compte avant tout désormais. Il y a l'art, mais il y a aussi et surtout les produits consommables. En fait je citerais l'exemple d'Alfred Hitchcock, qui a réalisé ses plus grands chefs d’œuvre lorsqu'il a dépassé les 60 ans. Or, les cinéastes coréens de plus de 60 ans sont encore rares actuellement en Corée.
Le cycle Séoul Hypnotique propose un large panel de réalisateurs et de films coréens méconnus. Pourriez-vous nous citer vos films coréens préférés ?
Je pense à Our Joyful Young Days de Bae Chang-Ho, White Badge de Chung Ji-Young et Memories of Murder de Bong Joon-Ho. Ce sont trois films-clefs du cinéma coréen à mes yeux.
C'est la première fois que vous présentez vos œuvres en France. Comment accueillez-vous cet hommage ?
Je me disais justement que je ne venais pas beaucoup en Europe mais finalement j'ai présenté dix de mes films à Londres, une douzaine à Rotterdam et j'ai reçu trois prix dans un festival italien dédié au cinéma asiatique. Je n'ai jamais particulièrement pensé que mes films pouvaient ne pas correspondre aux goûts du public européen, mais bizarrement l'occasion de les montrer en France ne s'est jamais présentée. Je ne fais pas vraiment de distinction finalement. Mais j'ai hâte de rencontrer le public français !
Quels sont vos projets ?
Le cinéma attendra peut-être deux ans. J'ai deux pièces de théâtre à la fin de l'année. Et j'ai beaucoup de contenu audiovisuel à tourner pour une chaîne privée sur mobile...
Entretien réalisé le 14 septembre 2015. Un grand merci à Diana-Odile Lestage et à Kim Yejin.