Découvertes FilmDeCulte: Entretien avec JP Sniadecki
Huitième temps fort de notre focus dédié aux découvertes du cinéma mondial: l'Américain J.P. Sniadecki a co-réalisé avec le Canadien Joshua Bonnetta le documentaire El Mar la mar. Ce film se déroule dans le désert de Sonora, une zone extrêmement dangereuse que tentent de traverser les plus démunis des immigrants. El Mar la mar est un film hanté qui n'a peur d'aucune expérimentation. Entretien avec l'un de ses créateurs...
Quel a été le point de départ de El Mar la mar ?
El Mar la mar est né d’un autre projet. Nous suivions les traces d’Alexandre de Tocqueville et Gustave de Beaumont, deux jeunes Français qui ont étudié les États-Unis durant leur voyage dans les années 1830 et plus particulièrement le système pénal de cette démocratie naissante. Nous sommes partis de deux livres qu’ils ont écrits : le chef d’œuvre d’économie politique de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, et le plus méconnu Marie ou l'esclavage aux États-Unis, un hybride de roman et d’étude sociale par Beaumont. Nous avons commencé au Michigan, on a terminé à la Nouvelle Orléans pour la première partie de notre voyage calé sur le leur. A partir de la Nouvelle Orléans, on s’est dirigé vers l’ouest pour aller en résidence au Headlands Center for the Arts, et en pénétrant dans l’ouest du Texas nous avons commencé à voir des panneaux indiquant la frontière dans l’immensité de ce décor – on s’est alors senti comme aimantés comme par une force de gravité.
Nous sommes allés du Texas au Nouveau Mexique, de l’Arizona à la Californie. Mais c’est notre rencontre avec le décor sauvage et captivant du désert de Sonora qui a fait naitre une idée plus concrète du film. En plus de cette impression initiale et de cette fascination, le projet s’est approfondi avec le temps investi, nos déambulations dans le désert, les conversations avec les gardes-frontières, le personnel humanitaire, les activistes, les anthropologistes, les habitants, les travailleurs sans papiers... voilà comment le film est arrivé.
Dans votre film, on n’entend que les voix des intervenants sans jamais voir leurs visages. Comment est née cette idée ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, El Mar la mar était initialement prévu comme une installation avec multiples écrans, et ces voix auraient été diffusées sur des écrans différents. En ce qui concerne le film, nous pensions que cette stratégie pourrait créer une expérience auditive unique pour le public : être plongé dans le noir avec ces voix, écouter attentivement, établir une relation intime avec ce qu’on entend, peut-être créer sa propre imagerie. Ce n’est pas si fréquent qu’une salle de cinéma se transforme en un espace sonore avant tout. Une autre raison pour ce choix vient du fait que nous sommes conscients que le récit et les voix humaines l’emportent souvent sur les images, ou du moins les affectent profondément. Une combinaison plus conventionnelle d’interviews et d’images aurait généré une sorte de compétition entre les deux. Nous voulions plutôt créer un espace et une respiration qui permettent au public de découvrir, à sa façon, le désert et les gens qui le peuplent. Et finalement, nous avons également pris cette décision au regard du statut légal des intervenants : protéger leur anonymat permettait d’une certaine manière de déstabiliser les préjugés basés sur l’apparence, bien que la voix soit aussi l’expression profonde d’une individualité.
Le désert et la façon dont vous l'observez sont une des clefs de El Mar la mar. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la façon dont vous avez souhaité le filmer ?
Je ne sais pas si c'est notre façon de le filmer qui est impressionnante : c'est le désert qui impressionne. Il se trouve que nous avions simplement décidé de nous balader dans le désert de Sonora avec une énorme caméra Aaton XTR, un trépied bien robuste, des tonnes de pellicules, et de quoi enregistrer le son. Durant ces errances, au lieu de partir à la chasse aux images et aux sons, nous nous sommes ouverts à ce qu'on pouvait voir et entendre afin de ressentir notre connexion à cet environnement. Parfois nous tournions des plans ensemble en discutant de leur composition, en opérant quelques ajustements. Ou nous faisions des allers-retours sans forcément discuter de ce que nous tournions. Parfois, nous suivions simplement notre intuition : l'un de nous pouvait se trouver derrière la caméra à un moment où surgissait quelque chose qui demandait à être filmé, et nous nous faisions mutuellement confiance.
Nos pratiques sont parfois différentes, mais il y a deux éléments qui ont définitivement unifié notre approche : notre intérêt pour l'espace au cinéma, et la marche. Ce projet, comme bon nombre de nos précédents projets en solo, est né de situations où nous nous sommes retrouvés subjugués par un endroit avant d'y faire de la randonnée, de traverser, de se perdre, de retrouver la route, ralentir, trouver le rythme propre au lieu, ce qui était rendu possible par la déambulation.
Le son joue un rôle essentiel dans l'atmosphère de El mar la mar. Comment avez-vous travaillé ce point précis ?
Le son est un élément auquel on se consacre vraiment et les possibilités qu'il offre sont une source d'énergie. Mais il n'était pas question pour nous de maîtriser l'espace par le son comme on ferait l'inventaire de divers phénomènes, c'était plutôt une façon d'entrer dans un monde, ouverts à la découverte, aux connexions, à la transformation.
Notre perception est fluide, indéterminée, limitée et éphémère, ce qui laisse une large place à l'exploration ainsi qu'aux modulations et interventions basées sur nos expériences subjectives dans le désert, tout comme les expériences de ceux qui ont partagé leurs histoires avec nous. Nous avons travaillé pour inclure cette dimension affective, qui n'était parfois qu'une projection, du son dans le désert. Nous avons entendu l'histoire d'un homme qui a été amené dans un abri pour migrants à Nogales, au Mexique, et dont le corps était couvert de lacérations. Il a décrit ce que c'était que d'être perdu dans le désert et être confronté à ce mal qui refusait de le laisser passer et le renvoyait sans cesse dans les ronces. Il était sur son chemin pour retrouver sa famille aux États-Unis, mais le mal a continué à le renvoyer à son cauchemar. Finalement, il a été secouru. En sécurité dans cet abri, il a été soigné pour sa déshydratation, et il s'en est sorti. Cette histoire était en nous pendant tout le tournage, et nous l'avons traduite à travers cette séquence nocturne dans le désert, avec le son venant des cactus et de diverses plantes du désert dans lesquelles nous avions placé des hydrophones, dans le but de réanimer une expérience psychique du désert.
Nous désirions également inclure des éléments de musique concrète dans El Mar la mar. On s'est servi d'objets trouvés dans le désert. Josh a trouvé et arraché du fil barbelé et l'a, en studio, inséré dans un corps résonant (le bois de son bureau) pour en amplifier le son. Il a utilisé un arc de violoncelle pour "exciter" le métal, placé un micro pour saisir cette vibration, ce qui a produit cette composition à la fois éparse et puissante qu'on entend à la toute fin de la deuxième partie du film, intitulée Costas. On a une tonne d'exemples de ce type mais arrêtons-nous là-dessus : comme avec les images, quand on enregistre un son, votre état physique, mental et affectif s'inscrit, au même titre que le phénomène enregistré, au cœur du processus d'enregistrement. Quand on réalise cela, c'est tout un champ des possibles qui s'ouvre à vous.
Comment avez-vous choisi ce titre, El Mar la mar ?
Pour ceux qui y sont étrangers (nous y compris), l'immensité et l'étrangeté du désert évoquent un océan. Et comme les étrangers qui parcourent cette terre, il est difficile de s'orienter et il est facile de se noyer dans cette cacophonie visuelle. Petit à petit, en y passant du temps, on repère les signes, on commence à lire le paysage, mais cela demande un investissement considérable. Même là, le désert reste sauvage, imprévisible et traître - là encore comme un océan.
Par ailleurs, en faisant ce film, nous lisions des nouvelles de la Méditerranée, en pensant à ces milliers de réfugiés qui se noient en essayant de rejoindre l'Europe. Comme le désert de Sonora, la Méditerranée n'est pas seulement un lieu de migration massive, de mouvement humain aux conséquences dramatiques, mais aussi un élément naturel responsable de la mort de milliers de réfugiés. Dans les deux cas, le châtiment fatal pour de nombreux sans papiers tentant d'être des réfugiés économiques a été de façon bien pratique sous-traité par la désert ou la mer. L'Europe apporte des réponses diverses à cela tandis qu'aux États-Unis on parle de "prévention par la dissuasion". L'anthropologue Jason de Leon a écrit un livre puissant et polémique à ce sujet, intitulé The Land of Open Graves.
D'un point de vue plus conceptuel, nous avons estimé qu'inclure le masculin et le féminin de "la mer" en espagnol permettait de mettre en évidence l'existence et, plus important encore, de décomposer les frontières pernicieuses entre les identités, les personnes, les cultures, les nations et les terres - mais aussi les modes de pensées dichotomiques.
Pour finir, voici un poème de Rafael Alberti :
El mar. La mar.
El mar. ¡Sólo la mar!
¿Por qué me trajiste, padre,
a la ciudad?
¿Por qué me desenterraste
del mar?
En sueños la marejada
me tira del corazón;
se lo quisiera llevar.
Padre, ¿por qué me trajiste
acá?
Gimiendo por ver el mar,
un marinerito en tierra
iza al aire este lamento:
¡Ay mi blusa marinera;
siempre me la inflaba el viento
al divisar la escollera !
Entretien réalisé le 19 mai 2017.