Entretien avec Guy Maddin
Avec La Chambre interdite (en salles le 16 décembre), le Canadien Guy Maddin signe un incroyable conte de cinéma qui constitue peut-être son meilleur film. Le réalisateur, fantasque et volubile, s'est confié à nous avec une totale liberté de ton.
Comment le projet de La Chambre interdite est-il né?
En réalité, c'est mon distributeur français, E.D. Distribution, qui m'a donné l'envie de me lancer dans ce projet. J'ai plusieurs distributeurs dans divers pays, mais E.D. sont vraiment les meilleurs quand il s'agit de trouver qui est mon public. Je suis stupéfait de voir à quel point ils connaissent chaque journaliste : ils savent qu'untel est plus apte à venir à une projection le matin, et tel autre en soirée, qu' untel voudra boire un verre, mais que tel autre préférera un café... Ils savent même qui est le plus susceptible de s’étirer et bailler pendant la séance! Grâce à eux, on a pu avoir de bonnes couvertures pour mes précédents films, et c'est parce qu'ils travaillent à échelle humaine. J'ai vraiment l'impression qu'on ne pourrait pas faire un meilleur travail qu'eux lorsqu'il s'agit d'essayer de dénicher des spectateurs susceptibles d’apprécier mes films. Je me suis dit que le seul moyen de faire mieux que Fabrice Leroy et Manuel Attal (de E.D. Distribution, ndlr) en terme de bouche à oreille, ce serait de passer par Internet. Or, cela fait longtemps que je caresse le rêve de monter un projet interactif fait pour le net. C'est comme ça qu'est né Séances, un projet inspiré à la fois du spiritisme et de certains films disparus de l'histoire du cinéma, et qui a lui même donné naissance à La Chambre interdite.
Pour m’épauler, j'ai contacté l'un de mes anciens étudiants, mon meilleur étudiant d'ailleurs, Evan Johnson. Nous avons fait des recherches en ligne et dans des vieilles bibliothèques, et il n’arrêtait pas de proposer des idées visuelles et conceptuelles qui titillaient mon imagination. Il est donc rapidement devenu évident que nous étions alors cocréateurs du projet.
Séances est un ensemble de courts métrages, chacun inspiré d'un projet avorté ou disparu d'un grand cinéaste, c'est bien cela?
Voilà. En 2009, le Centre Pompidou a organisé une rétrospective de mes films, et ça m'a donné envie de revenir sur place, deux ans après, afin de rencontrer les curateurs. Je leur ai parlé de mon idée de tourner des courts métrages inspirés de films oubliés et perdus, et que je rêvais de les tourner ici, au centre Pompidou,et ils ont répondu... OK. C’était vraiment aussi simple que ça ! J'ai vraiment eu de la chance. Organiser un événement dans une galerie peut prendre des années, et là il a suffi de demander, Ils avaient de la place pour moi, et à peine quelque mois après, je me retrouvais a tourner avec quelques uns de mes acteurs français préférés!
D'ailleurs, comment avez-vous réuni un casting aussi impressionnant?
C'est grâce à un très bon ami à moi, le directeur de casting Alexandre Nazarian, Il connaît très bien les acteurs, il sait qui est partant pour jouer dans des choses hors du commun et qui préfère ne pas prendre de risques. C'est lui qui m'a aiguillé vers les comédiens les plus successibles de nous suivre dans ce projet, et nous n'avons essuyé aucun refus.
Le problème, ça a été le financement. Au Canada, il y a plein de ressources pour faire financer un film, mais pas pour un projet internet. Or ce que je faisais a Paris ressemblait vraiment à un tournage de film, il y avait un équipe, un casting de stars, des cameras... et ça coûtait beaucoup d'argent. Et comme on ne trouvait pas de subventions, j'ai fini par me demander s'il ne serait pas plus simple de vraiment en faire un long métrage. J'avais envie de mener à bien les deux projets en parallèle. Les deux projets sont jumeaux, mais si le film est le plus présentable des deux, le projet internet est plus excentrique, c'est un peu le jumeau maléfique ! Quand Séances sera mis en ligne, vous verrez que c'est encore plus fou que La Chambre Interdite.
La deuxième partie du tournage a eu lieu à Montréal, avec des acteurs québécois, mais le projet possède intrinsèquement quelque chose de très français. Nous voulions que la forme du récit obéisse a une structure que j'estime être très française, empruntée à Raymond Roussel,qui emboîtait ses histoires les unes dans les autres. C’était l’écrivain préféré de John Ashbery (crédité comme coscénariste, ndlr), qui peut même le lire directement en français. De quoi me rendre presque jaloux.
Vous ne parlez pas du tout français ?
Au moment de tourner à Pompidou, je me suis fait la promesse de ne jamais parler anglais à l'équipe. Et donc j'ai dit des choses qui n’étaient pas de l'anglais mais... est-ce que c'était du français (rires) ? Mon accent est ignoble, du latin a même ressurgi de mes vieux souvenirs de lycée, de l'espagnol aussi, et même des bouts de langue amérindienne... Et je m'en veux parce que j'ai l'impression d'avoir traumatisé la langue française, qui est pourtant si délicate. C'est comme si je l'avais violée! Quand je demandais des choses à mon équipe, je voyais leurs réactions sur leurs visages, ils avaient l'air sur le point de se rouler en boule par terre et pleurer à n'en plus finir. Une fois rentré chez moi au canada, je pouvais presque sentir encore la France trembler suite à ce traumatisme linguistique. Je suis vraiment désolé. Cela fait trois ans que je me sens coupable de ce que je vous ai fait. Vous avez l'air de vous en être remis, ceci dit, vous continuez à me recevoir. Nous avons une sorte de relation malsaine vous et moi, je continue de maltraiter votre langue et pourtant vous continuez à sortir mes films. Pour l'instant c'est moi qui ai l'ascendant, mais j'ai envie d’être passif, pour changer. Allez, les Français, ne restez pas à quatre pattes (rires)
Vous voulez des critiques négatives, c'est ça ?
Non ! Je ne veux pas être passif si cela signifie recevoir des mauvais retours. J'ai lu des critiques françaises négatives sur mes films, et certains n'y vont pas de main morte. Je vais donc rester du bon côté de la laisse et poursuivre notre relation SM (rires)
Le matériau de base pour Séances et La Chambre interdite est-il donc le même, ou bien avez-vous filmé des choses spécifiquement avec le long métrage en vue?
Non, tout vient de Séances.La Chambre interdite dure deux heures, mais on a à peu près cent heures de film à mettre en ligne d'ici quelques mois.
Chaque récit de La Chambre interdite vient donc d'un film disparu, comment avez-vous connu et sélectionné ces films maudits ?
J'ai commencé par en entendre parler, de la même manière que n'importe quel autre cinéphile apprend qu'un réalisateur a dû abandonner un de ses projets à un moment donné. A une époque, j'avais pour but de voir tous les films jamais réalisés par Hitchcock, Murnau et Fritz Lang, et j'ai découvert que certains d'entre eux avait été perdus. Et je n'arrivais pas a me faire a l’idée que ces films aient existé mais qu'ils demeurent invisibles. Bien sûr il existe aussi des romans disparus, des peintures perdues pendant la guerre, mais les films sont censés être nos contemporains, ils devraient nous être accessibles. Et un jour, j'ai fini par déclarer dans une interview que si je ne pouvais pas voir ces films, j'allais devoir me résoudre a les recréer moi même. C'est une idée que j'ai fini par prendre au sérieux. Avant cela, dans les années 90, j'ai réalisé plusieurs courts métrages, dont ma propre version d'un film disparu d'Abel Gance : La Roue. Mais j'ai découvert que le film n’était pas du tout perdu, c'est juste qu'il n’était pas disponible dans mon vidéo club ! Le film existe, il fait quatre heures, et moi j'en ai fait un film de quatre minutes (rires). J'ai reproduit exactement le même schéma quelques années après: j'ai réalisé The Heart Of The World, d’après La Fin du monde d'Abel Gance, mais là encore, j'ai appris après coup que le film existait toujours. Donc mes deux premières tentatives de rendre hommage à des films disparus se sont soldées par deux films redondants. Heureusement ils sont courts. Ils débordent d'énergie alors que les versions d'Abel Gance sont bien sûr complètement boursouflées (rires).
Quelle part d'effet spéciaux provient du montage ou du tournage ? Avez vous utilisé des écrans verts par exemple, ou des rétroprojections ?
Il y a des projections, mais ici à Paris je n'ai pas osé aller beaucoup plus loin. Une fois arrivé à Montréal, j'étais d'avantage dans le bain et j'ai tenté des choses différentes, mais rien de très intéressant. Rien que les autres cinéastes ne fassent pas déjà. Ce qui m'a réellement permis de sauter à pieds joints dans ce projet, c'est que pour la première fois je travaillais entièrement en full digital color au lieu de la pellicule. J'ai complètement perdu mes repères, mon mojo et mes habitudes sassy, parce que quand je regardais les prises chaque jour, les images ne me semblaient plus assez transformées, cela ressemblait trop au monde réel. Ce que je voyais ne me plaisait pas trop. Et c'est là, entre autres, qu'Evan s'est montré d'une très grande aide. C'est un maître ès couleurs, il trouvait toujours les meilleures palettes et les meilleures textures. C'est un autodidacte, et cela nous a permis de retrouver quelque chose que je croyais perdu : l'heureux hasard. Comme quand on ouvrait par mégarde un appareil et qu'on voilait toute la pellicule. A l’ère numérique, ça parait plus compliqué, mais Evan était à la fois si maladroit et ingénu qu'il trouvait plein de nouveautés. Il voulait à tout prix que les images n'aient pas l'air tout droit sorties d'un autre film. J'ai presque deux fois son âge, et je l'ai vu faire des choses dans le monde numérique que je faisais a l’époque dans le monde analogique. Maintenant que j'y pense, je me rends compte qu'on a beaucoup plus de points communs que je ne le pensais, il m'a même appris qu'on avait fait les mêmes petits boulots au même age, nous sommes un peu comme ces jumeaux siamois qu'il faut séparer chirurgicalement !
Mon effet préféré est quand le visage de Charlotte Rampling semble se dilater et se déformer, Comment avez vous obtenu ce résultat ?
C'est aussi mon effet préféré. C'est Evan qui en est à l'origine, et je ne peux plus m'en passer, J'ai des centaines d'heures de rushes des visages de mes acteurs en train de fondre ainsi, comme des blobs, et je pourrais passer des heures à les regarder. Parfois un visage se déforme tellement qu'il laisse la place à un autre, et Geraldine Chaplin émerge des traits d'Udo Kier ! Je me dis que les ectoplasmes doivent ressembler à ça. On a tous vu des ectoplasmes dans des vieilles photos de séances de spiritisme, c'est quelque chose de visqueux qui sort du corps. Si j'aime tellement cela, c'est que le projet entier est lié à des films disparus, donc forcément anciens, et les images dont vous parlez ressemblent justement à des vieilles pellicules souillées, détériorées par le temps. Le genre de pellicule qui, dès qu'on la passe au projecteur, commence à se gondoler et faire des bulles jusqu'à se déchirer. Dans ces cas-là, c'est comme si le film était condamné à mort, ce sont des films ont déjà un pied dans la tombe, qui sont en train de passer dans l'au-delà . C'est tellement émouvant que je pourrais regarder mes rushes de ces scènes là pendant des heures. Evan et notre monteur ont décidé de n'en garder que quelques petites minutes pour La Chambre Interdite, et ils ont eu raison, même si j’aurais pu remplir les deux heures avec rien d'autre. J'en suis devenu accro, je me lève le matin, et je n'ai plus besoin de café, je n'ai plus besoin de me masturber, je me contente de regarder le visage de Mathieu Amalric se fondre en celui d'Adèle Haenel puis en celui de Charlotte Rampling.
A propos de Charlotte Rampling, j'ai cru lire que vous disiez avoir eu peur d'elle, est-ce que c'est vrai?
C’est tout à fait vrai, Elle est toujours maîtresse d'elle même, elle est toujours tellement posée et cool, dans tous les sens du terme. Même si c'est quelqu'un de très chaleureux, il y a quelque chose de glacial dans ses yeux, un peu comme chez un husky. D'ailleurs, même si elle me fait mourir de rire, je n’arrive jamais à me débarrasser de l’impression qu'elle pouvait à tout moment me sauter dessus pour m’égorger avec les dents ! Je n'ai que quelques années de moins qu'elle, mais quand j'étais encore puceau, je l'ai découverte dans Le Portier de nuit et j'ai beaucoup fantasmé sur elle. Elle était aussi sexy et interdite qu'on peut l’être, et cette image d'elle en bretelles s'est imprimée à jamais dans mon inconscient. Elle prend encore aujourd'hui beaucoup de place dans ma libido, et lorsque j'ai dû la diriger, c'était comme si je me retrouvais à l'intérieur de ma propre libido, ce qui est très étrange. C'était la première fois que ça m'arrivait avec un comédien, et je ne suis pas sûr de recommander l’expérience. Mais Dieu sait combien de libidos dans le monde Charlotte Rampling a marquées de son sceau.
Entretien réalisé le 11 septembre 2015. Un grand merci à Xavier Fayet.
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La Chambre interdite, notre critique du film