Entretien avec Gustavo Vinagre

Entretien avec Gustavo Vinagre

C'était l'un des temps forts du dernier Festival Cinéma du Réel. Une femme, une nuit, une chambre, et une vie entière de souvenirs racontée à la caméra. Pour son premier film I Remember the Crows allie épure et ambition dans ce portrait passionnant de Julia Katharine, actrice transsexuelle, et livre une réflexion nuancée sur la mise en scène et la parole. Entretien avec le réalisateur...

  • Entretien avec Gustavo Vinagre
  • Entretien avec Gustavo Vinagre
  • Entretien avec Gustavo Vinagre

Ce n'est pas la première fois que vous travaillez avec l'actrice Julia Katharine. Comment vos chemins se sont-ils croisés?

La première fois que nous nous sommes rencontrés, c'était dans un festival LGBT. Je faisais un stage à l'organisation, et elle était secrétaire. Je l'ai immédiatement trouvée très drôle. Nous prenions nos pauses déjeuner ensemble, et nous parlions souvent, surtout de cinéma. C'était la première femme trans dont je faisais connaissance, j'étais attiré par elle et en même temps j'étais souvent à mal l'aise, je dois bien le dire. J'étais souvent triste et gêné, alors même que je voulais devenir son ami. Je me rends bien compte aujourd'hui à quel point j'étais compliqué. Je suis parti vivre à l'étranger pendant plusieurs années. A mon retour, j'ai tout de suite voulu renouer contact avec elle, et cette fois-ci nous somme devenus amis pour de bon.

Quel a été le point de départ de ce film?

Le point de départ c'est sûrement cela, de m'être retrouvé fasciné par sa personne et sa cinéphilie il y a dix ans. Par la suite j'ai pris connaissance de son travail d'actrice, puis je l'ai aidée à faire son propre film, dont le tournage vient d'ailleurs de prendre fin. Un jour, je l’écoutais parler à ses actrices, je l’écoutais raconter son histoire de la même manière qu'elle me l'avait racontée, et ça a été le déclic. Tout le film était là: dans sa manière de se réapproprier son histoire et son identité par la parole, en utilisant le langage comme un outil. A ce moment-là, je me suis rendu compte qu'il ne me manquait plus qu'une caméra.

Dans le programme du festival Cinéma du réel, votre film est décrit comme étant à la fois une fiction et un documentaire. Pouvez vous nous nous en dire plus sur cette ambivalence ?

Avant de faire ce film, j'ai tourné dix courts métrages, et dans chacun d'entre eux j'approfondis cette thématique. Dans mon tout premier film, je faisais le portrait d'un poète aveugle adepte du sadomasochisme, quelqu'un de très connu au Brésil, et j’étais déjà à la fois dans le réel et la fiction. En tant que spectateur, j'aime quand les films sont à cheval sur les deux, et en tant que réalisateur, j'aime emmener les spectateur sur ce terrain-là. J'aime que ces derniers se posent la question de ce qui est réel ou non à l'écran, car cela les incite par la suite à remettre en question ce qui les entoure dans la réalité. C'est cela mon but en tant que cinéaste.

Dans le film, c'est difficile de dire ce qui relève de la performance ou non. Tous les événements que Julia relate sont vrais, ou presque. Quand elle les raconte, il lui arrive d'en rajouter, de modifier des détails, comme on le fait tous à force de manipuler nos souvenirs. Prenons par exemple l'histoire de sa relation toxique. Je l'ai entendue la raconter des dizaines de fois, et très souvent, le résultat est hilarant, parce qu'elle en rajoute. C'est une manière de se mettre en scène, mais aussi de mettre une distance par rapport à cette violence. Or elle parvient à trouver la bonne distance : elle sait qu'elle est devant une caméra, qu'elle s'adresse possiblement à beaucoup de monde. Elle sait qui si elle ne faisait qu'une blague de cette histoire, elle perdrait le lien avec les spectateurs. Même quand elle donne l'impression de lâcher prise, sa façon de s’exprimer traduit beaucoup d'intelligence.

Et puis il y a des détails que je ne raconte pas souvent en débat, comme par exemple le fait que l'appartement du film n'est pas le sien, c'est en réalité le mien !

En tant que réalisateur, aviez-vous une idée préétablie des histoires qu'elle allait raconter ? Julia donne l'impression non seulement de maîtriser son récit mais de le mettre en scène, d'une certaine manière. De quelle liberté bénéficiait-elle pour improviser ?

J'ai bel et bien écrit un scénario pour le film, mais il m'a surtout servi à créer un ordre pour les histoires que je souhaitais qu’elle raconte. Je voulais avant tout qu'elle se sente suffisamment à l'aise sur ce tournage, d'autant plus qu'elle était alors en train de travailler sur un autre film en même temps. Donc dans ce scénario, il se trouve que je lui avais donné un autre nom. Je voulais qu'elle se sente protégée, qu'elle puisse se cacher derrière un personnage. Or, il se trouve que le jour où nous avons lancé le tournage, elle venait d'apprendre que le juge l'autorisait enfin à changer légalement de nom. Elle était gonflée à bloc, et elle a tenu à ce qu'on utilise ce nouveau nom, son vrai nom, dans le film.

J'ai essayé d'anticiper au mieux ce qu'elle allait dire, mais bien entendu il y avait une grande part d'improvisation, elle avait une totale liberté de changer le sujet. Je souhaitais simplement m'assurer qu'elle ne désirait pas fuir le sujet du film. Et puis il y avait quelque phrases-clés que j'avais écrites et que je voulais qu'elle prononce telles quelles, comme dans la toute dernière scène avec le lever de soleil.

Le film dégage un tel sentiment d’intimité qu'il donne l'impression d'avoir été véritablement tourné en une seule nuit, est-ce le cas ?

Tout à fait. Je recherche de plus en plus la simplicité. A vrai dire je souhaite que mes projets demeurent tellement simples que je puisse les mener à bien sans avoir besoin de trop d'argent, sans dépendre de financements extérieurs.

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Parmi les longs métrages dont Julia parle dans le film, il y a notamment Les Oiseaux d'Hitchcock. Dans plusieurs scènes des Oiseaux, on y voit un couple d'inséparables qui restent paisibles dans leur cage, ce sont les seuls oiseaux de tout le film à ne jamais attaquer les humains. Or Julia ne se rappelle pas du tout ce ces oiseaux-là, elle se rappelle surtout des corbeaux menaçants. J'ai utilisé cette idée comme titre car cela faisait écho avec les histoires très sombres qu'elle racontait.

Le Brésil est le pays avec le plus fort taux d'homicides contre les personnes trans. Le film ne parle pas directement de cette situation, mais peut-on le voit comme une sorte de réaction envers ce climat de violence?

C'est juste. Ces dernières années, la cause des trans a pris de plus en plus d'ampleur au Brésil, et occupe de plus en plus de place médiatiquement, même si les débats restent très intenses. Il ne faut pas oublier que les histoires de Julia restent très dures, elle s'est tellement fait battre qu'elle pourrait elle aussi être morte à l'heure qu'il est. C'est un film sur l'empowerment parce que c'est un film sur la force de la parole. C'est aussi un film sur une actrice qui devient réalisatrice. C'est un film sur un personnage qui cesse volontairement d'être un objet pour devenir un sujet.

Entretien réalisé le 5 avril 2018.

Et pour ne rien manquer de nos news, dossiers, critiques et entretiens, rejoignez-nous sur Facebook et Twitter !

par Gregory Coutaut

Commentaires

Partenaires