Entretien avec Frédéric Sojcher
Le réalisateur belge Frédéric Sojcher vient de réaliser HH Hitler à Hollywood, un faux documentaire à la fois ludique et savant dans lequel Micheline Presle et Maria de Medeiros mettent à jour un ancien complot américain visant à ruiner le cinéma européen. Il répond à nos questions.
FilmdeCulte: Quel a été le point de départ de HH, Hitler à Hollywood ?
Frédéric Sojcher: Le cinéma, c'est plus que le cinéma. Un film influe sur notre vie, sur notre manière de voir le monde. J'avais ce désir de faire un film sur le "pouvoir" du cinéma. J'avais été marqué par la phrase de Roosevelt : "Envoyez les films, les produits suivront". En travaillant sur le cinéma belge, j'ai appris qu'il y avait eu un projet de loi, dès 1938, visant à aider la production de films belges (alors quasi inexistante). L'ambassadeur des Etats-Unis en Belgique a alors demandé au Premier Ministre de l'époque qu'il abandonne son projet, faute de quoi les filiales américaines présentes en Belgique se délocaliseraient, ce qui entraînerait une perte importante d'emplois. La loi n'a pas été promulguée. Le cinéma et l'audiovisuel sont des enjeux majeurs, non seulement au niveau économique et culturel, mais aussi d'un point de vue politique. A partir de cette réflexion et d'autres faits historiques authentiques, j'ai voulu créer une intrigue, avec des acteurs et du suspens. J'avais envie de m'amuser à revisiter un genre : celui des films qui dénoncent un complot. Voici le pitch d'Hitler à Hollywood : il y a une cellule secrète à Hollywood, sous le nom de code "HH", dont l'objectif est d'éliminer tout ce qui résiste à l'hégémonie des studios. Et tous ceux qui découvrent le complot sont en danger.
FdC: C’est un film hybride, à la fois documentaire et comédie, qui échappe à toute classification. C'est une forme qui s'est imposée dès le départ ?
FS: La forme s'est imposée petit à petit, en avançant dans l'écriture du scénario, puis dans les choix de mise en scène. J'ai beaucoup aimé Epidemic, de Lars Von Trier. Tout le long du film, il y a un logo avec la mention "épidemic" dans le bas de l'image, en surimpression. L'idée est celle du virus, qui gagne peu à peu : les acteurs (qui jouent) et les spectateurs (qui regardent le film) sont peu à peu contaminés. Pour Hitler à Hollywood, je souhaitais trouver un traitement formel qui n'appartienne qu'au film, qu'il ait son identité visuelle, comme s'il avait sa propre vie. Surtout, je voulais que le spectateur ne sache plus ce qui appartient au domaine du "réel" (il y a des vraies archives et des acteurs qui jouent leur propre rôle) et à la fiction. Le sujet d'Hitler à Hollywood est très sérieux : à quel point sommes-nous manipulés par les films ? Je voulais éviter ce travers et ne pas manipuler à mon tour le spectateur, mais davantage l'inviter à "jouer" avec moi et avec le film. Il faut pour cela avoir l'esprit ludique ! Je pense que l''on peut se laisser prendre par le jeu de piste d'Hitler à Hollywood, par l'étau qui se referme petit à petit sur Maria de Medeiros et sur Micheline Presle... mais aussi sur les spectateurs (comme en témoigne la dernière réplique de Maria, qu'elle adresse directement au public).
FdC: Est-ce que vous pourriez nous parler du jeu sur les contrastes et les couleurs, qui, associé au coté un peu cartoon de l'enquête, donne un aspect parfois presque irréel à ce que l'on voit à l'écran ?
FS: Avant le tournage, nous avons fait des essais et décidé de retravailler l'image en post-production. L'idée consistait à détourer les personnages principaux pour polariser leur présence (rendre leurs couleurs plus vives) et à dé-saturer tout le reste de l'image. Cela donne deux dimensions, entre couleurs et noir et blanc. L'étalonneur, Paul Englebert, qui a mis deux mois pour réaliser ce trucage (il fallait retravailler image par image chaque plan) parle de "3D belge" ! En effet, on a l'impression que les personnages principaux sortent de l'écran. Cela donne aussi un côté "BD" au film. Et les couleurs vives des vêtements des personnages principaux ont été choisies avec la costumière, Monic Parelle. Hitler à Hollywood repose sur plusieurs paris, dont ce traitement volontairement non réaliste de l'image. Ayant déjà présenté le film dans plus de 25 festivals (le film a notamment obtenu le Prix de la critique internationale Fipresci au Festival de Karlovy Vary), je pense pouvoir dire que ce pari est gagné. Aucun des spectateurs qui a vu le film jusqu'à présent n'a été dérangé par ce parti-pris, qu'on oublie, dès qu'on entre dans l'intrigue...
FdC: Comment avez-vous réuni un tel casting, allant de Wim Wenders à Marisa Berenson ou même Béatrice Romand ?
FS: Il est impossible pour moi de filmer des personnes que je n'aime pas. Toutes les personnalités présentes dans le film (des cinéastes, des acteurs, un directeur de festival, un journaliste, un historien... ) me fascinent. Quand vous contactez quelqu'un et qu'il sent que vous l'appréciez, que vous êtes sincère, et que vous avez vraiment le désir qu'il soit dans votre film... quelque chose se produit. Si ensuite le sujet de votre film l'intéresse et qu'il (ou qu'elle) est libre au moment du tournage... cela se passe très naturellement. A condition de ne pas être dans l'admiration béate, mais dans l'action. Quand j'ai réalisé un de mes premiers courts métrages, Fumeurs de charme, à l'âge de 18 ans, Serge Gainsbourg a accepté de tourner dans le film, bénévolement. Pourtant, son agent m'avait dit qu'il ne tournait jamais dans les courts métrages et qu'il n'était pas intéressé par mon projet. C'est en réussissant, grâce à un journaliste, à avoir son numéro de téléphone, et en le contactant personnellement que j'ai réussi à le convaincre. Pour Hitler à Hollywood, j'ai contacté certaines personnes que je connaissais déjà et aussi joint des personnalités que je n'avais encore jamais rencontré auparavant. Edouard Baer, qui avait vu et apprécié Cinéastes à tout prix, mon précédent film, était à Cannes quand nous tournions et a accepté de tourner avec Maria de Medeiros, entre deux et quatre heures du matin, à l'hôtel Martinez. Gilles Jacob a accepté de participer au film, parce qu'il trouve que Micheline Presle est "la plus belle femme du monde".
FdC: Concrètement, comment dirige-t-on des comédiens qui jouent leur propre rôle ?
FS: Diriger n'est sans doute pas le bon terme. Accompagner, regarder, provoquer : voilà des verbes qui conviennent davantage au rapport que j'aime tisser avec les personnes filmées, surtout quand elles jouent leurs propres rôles. Il y a d'abord une rencontre autour du projet. Avant le tournage, on se parle. Du scénario. Du rôle. Mais pas seulement. Le comédien observe le réalisateur. Il y a comme une vampirisation réciproque. Sur le plateau, le moment le plus magique reste quand un comédien s'empare de son personnage. Je suis dans une attention absolue à ce qu'un comédien donne, pendant la prise de vues. Et juste après avoir dit "coupez", par petites touches, comme un peintre sur une toile, on peut alors faire évoluer l'émotion dans l'un ou l'autre sens. C'est une question de rythme, souvent. Le cinéaste est un schizophrène, car il doit à la fois être dans le temps t de l'action et en même temps toujours anticiper comment les différents éléments qui seront réunis dans le film pourront faire sens, ensemble. Il faut à la fois pouvoir "voir" un comédien seul, indépendamment des autres, et en même temps cerner les interactions qui se dessineront entre les différents rôles. Avec une évolution émotionnelle et dramatique qu'il s'agit de ne pas louper.
FdC: Pour le spectateur, voir Maria de Medeiros mener cette enquête cinématographique renvoie plus ou moins forcément à son travail de documentariste. Aviez-vous vu Je t'aime moi non plus, son film sur la critique ?
FS: L'une des raisons pour laquelle j'ai proposé à Maria de Medeiros de jouer le rôle principal dans "Hitler à Hollywood" est qu'elle est à la fois comédienne et réalisatrice. Chacun jouant son propre rôle, il était crédible que Maria réalise un documentaire sur Micheline Presle... J'avais bien évidemment vu le documentaire réalisé "pour de vrai" par Maria, sur les rapports entre cinéastes et critiques, Je t'aime moi non plus. C'est un documentaire que je trouve très drôle et que je recommande. On y voit Serge Kaganski dans le lit de sa chambre d'hôtel à Cannes (situation mise en scène par Maria); Gérard Lefort avouer qu'il dort souvent pendant les projections cannoises, ce qui ne l'empêche pas d'écrire ensuite une critique positive ou négative en fonction de la qualité de son sommeil (est-ce du premier ou du second degré ?); Ken Loach comparer les rapports entre critiques et cinéastes à ceux du chien et du réverbère (ce qui me paraît profondément déplacé, du point de vue d'un cinéaste qui doit tout à la critique !).
FdC: Tout en étant une comédie, le film propose une vraie histoire du cinéma. Faire passer des choses très sérieuses avec de l'humour, c'est une démarche naturelle/évidente pour vous? Ou est ce que c'est précisément cette histoire qui ne vous semblez pas racontable sans légèreté ?
FS: Jean Rouch, qui a vu mes premiers films, m'a dit qu'il fallait que je fasse des comédies. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait me dire, car le film qu'il venait de visionner n'était pas censé être drôle. Mais il avait perçu la fibre comique. Mon prochain projet est une comédie. Je rêve, à travers la comédie, de rencontrer un large public. Mais il y a différents types de comédies. Je trouve la plupart des comédies françaises actuelles bêtes ou insipides. J'affectionne par contre la cruauté des comédies italiennes des années 1970, le côté sarcastique des frères Coen ou la tendresse d'un Preston Sturges. Je n'aime pas les films à thèse qui se prennent au sérieux. Avant tout : le plaisir de cinéma ! Le divertissement n'est en rien incompatible pour moi avec une approche créative. Mais il y a des divertissements qui nous élèvent (qui nous apportent quelque chose) et d'autres qui nous abêtissent. Dans les comédies, souvent, la musique joue un rôle déterminant. La musique "raconte" aussi quelque chose. Cela a été merveilleux pour moi de travailler sur Hitler à Hollywood avec Vladimir Cosma, qui est non seulement un grand compositeur, mais aussi quelqu'un d'une grande sensibilité. Ces musiques ne sont jamais pléonastiques.
FdC: Pour un film sur la théorie du complot, HH reste malgré tout assez optimiste, voire utopiste, comme l'était déjà Cinéastes à tout prix. Vous semblez avoir confiance en l'avenir du cinéma européen…
FS: Je ne peux qu'être optimiste, comme cinéaste. Etre cinéaste, c'est vouloir réaliser des films ici et maintenant. Grâce au chef opérateur Carlo Varini, nous avons décidé de tourner l'ensemble d' Hitler à Hollywood avec un appareil photo, le Canon 5D. J'invite à venir découvrir sur grand écran (nous avons tourné en format scope) ce à quoi on peut arriver avec un matériel si léger. C'est hallucinant. Jamais la technique n'a permis autant de libertés qu'aujourd'hui. Au-delà du cinéma, je pense qu'on ne vit jamais rien sans un minimum d'utopie. C'est ce qui manque désespérément aux partis démocratiques : porter un horizon meilleur, qui ne soit pas qu'une gestion comptable du quotidien. Si on est de gauche et démocrate, comme moi, il faut prendre garde à ne pas désespérer !
FdC: Il y a cinq ans, lors d'une précédente interview, nous vous avions demandé votre point de vue sur l’état du cinéma Belge. Celui-ci a-t-il évolué depuis ?
FS: Je viens d'écrire un livre, Pratiques du cinéma, dont une partie est consacrée au cinéma belge. J'essaye de comprendre comment une "petite" cinématographie a pu émerger. Les écoles de cinéma, la politique culturelle en faveur du cinéma, la reconnaissance des films belges dans les plus grands festivals internationaux sont les principaux facteurs qui expliquent cette réussite. Les talents ne naissent pas de nulle part. Mais le cinéma belge me semble aujourd'hui confronté à une crise de croissance. Va-t-il rester un cinéma artisanal (avec toutes les difficultés, mais aussi les atouts que cela représente) ou tendre vers une évolution davantage industrielle (au risque de perdre son identité - celle d'un cinéma d'auteur qui recueille les palmes festivalières et les faveurs de la critique). Une nouvelle génération de cinéastes flamands, très douée, est en train d'éclore. De fait, les films francophones et les films flamands entrent désormais en compétition pour une reconnaissance internationale (il n'y a jamais eu jusqu'ici deux films belges en sélection et en compétition officielle, la même année, à Cannes). Le cinéma témoignant toujours du reflet d'une société, à un moment donné, la querelle politique entre la partie flamande et francophone du pays laisse des traces. Les films flamands sont ignorés du public francophone, et inversement. Mais les films flamands marchent en Flandre, tandis que les films francophones ont beaucoup de difficultés à glaner des spectateurs en Wallonie et à Bruxelles. Nous sommes à un tournant, politique et cinématographique. Tout est possible. Le pire comme le meilleur. Pour que le meilleur l'emporte, il faut se battre pour un cinéma d'auteur qui rencontre son public. Et aussi pour des comédies "intelligentes". Des comédies qui interrogent ou qui critiquent. C'est là l'une des vertus du 7ème art : être un contre-pouvoir. Ce que de nombreux cinéastes américains ont si bien compris, en critiquant à travers leurs films la société américaine...