Entretien avec Francis Lee
On vous en parle depuis la Berlinale en début d'année: avec son premier film Seule la terre, le Britannique Francis Lee signe le portrait tendre et attachant de la romance entre un agriculteur et son apprenti. Le film sort en salles ce mercredi 6 décembre. Rencontre avec le réalisateur.
Quel a été le point de départ de Seule la terre?
C'est le paysage qui a servi de point de départ. L'histoire du film se déroule dans la chaîne des Pennines, dans le Yorkshire, au nord de l'Angleterre. C'est la région où j'ai grandi, et mon père y élève toujours des moutons. C'est une région qui m'a forgé, physiquement et sentimentalement. Je voulais explorer comment un paysage, gigantesque mais oppressant comme c'est le cas ici, peut influencer la vie de quelqu'un.
D'une certaine manière, Seule la terre parle d'un apprentissage sentimental, et pourtant l'homosexualité des protagonistes n'est jamais vécue comme un problème en soi. Ce n'est, pour ainsi dire, pas le sujet du film.
Tout à fait. Ça ne m’intéressait pas particulièrement de me focaliser sur les problèmes propres à la sexualité des personnages, leur coming out. Ce n'est pas un film autobiographique, vraiment pas, mais cela reste une œuvre très personnelle. Ma sexualité doit être l'un des sujets les moins intéressants au monde! Pour moi, ça a toujours été anti-événementiel. En revanche, tomber amoureux a sans doute été ce que j'ai accompli de plus difficile dans ma vie.
Comment avez-vous appréhendé les scènes de sexe avec les comédiens?
On s'est préparé très en amont. Trois mois avant le tournage, nous avons commencé à travailler tous les trois. Ce travail a bien sûr servi également à renforcer le lien entre eux deux. Je voulais construire une zone de confort à l’intérieur de laquelle il se sentiraient suffisamment en confiance pour se laisser aller. Les scènes d'intimité étaient écrites très en détail dans le scénario. Nous savions pourquoi elles étaient là, qu'est ce qu'elles apportaient au récit. Ce sont les seules scènes pour lesquelles nous avons fait des répétitions, et cela s'est fait de façon très mécanique, comme une danse, comme une chorégraphie. Ils savaient que je n'allais faire que deux prises maximum, et je savais que, ayant tourné tout le film dans l'ordre chronologique, le cheminement intérieur de leurs personnages les avaient amenés au bon point.
Quand vous parlez de travail préparatoire, cela veut-il dire que les acteurs ont participé à l'écriture de leurs dialogues?
De leurs personnages, oui, mais pas des dialogues. Notre travail préparatoire a consisté à noter chaque information qui se trouvait dans le scénario : ce qu'ils disaient d'eux-mêmes, ce que les autres personnages disaient d'eux, etc. Puis je leur ai demandé d'imaginer tout ce qui n'était pas dit sur leur personnage, et à partir de là, ils ont rempli les trous.
Comment avez-vous travaillé avec votre chef-opérateur, Joshua James Richards ?
J'ai eu une chance inouïe: avant même de me lancer dans le tournage, je me suis retrouvé avec le choix entre plusieurs chef-opérateurs brillants qui étaient tous motivés pour faire ce film. Je ne vous donnerai pas de noms, mais c'était la crème de la crème. J'étais excité à la perspective de travailler avec n'importe lequel d'entre eux. Puis j'ai vu Les Chansons que mes frères m'ont apprises, le premier film sur lequel Joshua a travaillé, et j'ai été estomaqué par sa manière de capturer les paysages et les personnages. Nous nous sommes rencontrés et nous avons échangé de nombreuses références, surtout des photos et des peintures. Joshua est un artiste, dans tous les sens du terme. Et il possède une connaissance que je n'ai pas sur le langage cinématographique. Je tenais à ce qu'on ne se contente pas de filmer un paysage, mais que l'on traduise l'effet que ce paysage avait sur les personnages.
Pouvez-vous partager certaines de vos références picturales?
Je ne le souhaite pas. Ce que je peux vous dire, c'est que si vous regardez le film, vous allez remarquer que la caméra est toujours du côté de Johnny, presque toujours par dessus son épaule. Au début du film, il est toujours seul dans le cadre, et progressivement il devient de moins en moins isolé, nous avons inclus d'autres personnages. C'est une idée à laquelle je tenais beaucoup.
Avez-vous un nouveau projet?
Oui, entre tous les festivals auxquels j'ai eu la chance d'être invité, j'ai eu le temps d'écrire quelque chose, mais je ne pense pas avoir le temps de le tourner avant la fin 2018. Rétrospectivement, cette année a été incroyable. Seule la terre est le tout premier scénario que j'ai écrit. Ce n'était pas une commande, personne ne m'y a poussé, je n'avais pas un sujet original. Je l'ai écrit parce que j'en ressentais le besoin urgent, tout simplement. C'est un projet particulièrement personnel, et par conséquent, il y a une grande part d’instinct dans la manière dont je l'ai fait. Ce qui ne veut pas dire que je n'étais pas méticuleux. Je voulais faire le film comme je l'entendais uniquement, et je n'ai jamais vraiment pensé à ce qui se passerait après. Le film a tout d'abord été sélectionné à Sundance sur la base d'un montage provisoire, et je n'ai terminé le montage définitif qu'une semaine avant le début du festival. A peine suis-je arrivé là-bas que les premières critiques commençaient à tomber, et ça ne s'est plus vraiment arrêté. Maintenant que l'année touche à sa fin, je suis stupéfait de me rendre compte du succès du film. Dans la ville où j'habite, Halifax, il n'y a qu'un petit cinéma, et Seule la terre est le plus gros succès de l'année : on a fait plus d'entrée que Dunkerque!
L'année 2017 a ét éune année très spéciale pour le cinéma queer: entre l'Oscar pour Moonlight et les découvertes en festivals de Call Me By Your Name, Une Femme fantastique, Les Initiés, 120 battements pas minute, entre autres. Quel regard portez-vous sur ce phénomène?
On pourrait également rajouter à votre liste Beach Rats et encore d'autres. C'est incroyable de faire partie de ce groupe, ce sont tous des réalisateurs incroyables! Pour moi qui n'avais jamais fait de film avant, c'est un privilège incroyable que d’être cité parmi eux. J’espère que ce n'est pas un accident, et j'espère qu'il y aura de plus en plus de films queer. J’espère que les producteurs, les décisionnaires et les distributeurs voient qu'il y a un public pour ces films. D'ailleurs, ce qui est remarquable c'est qu’aucun de ces film n'est un film de niche réservé uniquement à un public queer. C'est d'ailleurs mon expérience avec Seule la terre: parmi les gens les plus enthousiastes qui viennent me voir a la fin du film, il y a surtout des femmes.
Entretien réalisé le 15 novembre 2017. Un grand merci à Matthieu Rey.