Entretien avec Dominga Sotomayor
Lauréate du Tigre du meilleur film au dernier festival de Rotterdam grâce à son road movie pas comme les autres De Jueves a Domingo, Dominga Sotomayor s’impose comme une réalisatrice à suivre de près. Elle revient pour nous sur la genèse de son premier long-métrage.
FilmDeCulte : Quel a été votre parcours avant la réalisation de ce premier long-métrage ?
Dominga Sotomayor: J’ai étudié le cinéma et la réalisation à l’Université Catholique du Chili, où j’ai obtenu mon diplôme en 2007. Durant mes études j’ai réalisé quelques court-métrages qui ont été projetés en festivals, comme Noviembre et Debajo. Puis j’ai passé un Master en réalisation à l’ESCAC à Barcelone, où j’ai réalisé deux autres courts, Videogame et La Montaña qui ont également tourné en festivals. Tout ce que j’ai réalisé avant De Jueves a Domingo ce sont ces courts-métrages, que je faisais avec des amis pendant mes études. Je suis persuadé que de nombreux éléments de ces courts se retrouvent aujourd’hui dans mon long-métrage. Avec le recul, j’ai l’impression d’avoir pioché au même endroit pour tous mes films, comme s’il s’agissait de fragments d’une seule et même histoire. Ce qui m’a toujours intéressée, c’est d’explorer des situations familiales et quotidiennes, mais à travers un travail formel, c'est-à-dire en adoptant un point de vue décalé qui peut donner un aspect inconfortable. Tous ces films sont en ce sens proches de moi, car ils viennent de ce que j’ai pu observer. Je suis fascinée par le lien qui existe entre le cinéma et la mémoire, le refus d’oublier.
FdC : Considérez-vous De Jueves a Domingo comme un road-movie ? Selon vous, comment le film obéit-il ou dépasse-t-il les règles du genre ?
DS: Je n’ai jamais appréhendé ce film en terme de genre. Ce qui m’intéressait c’était l’espace confiné de la voiture et une route qui s’étale à l’infini, mais je me rends bien compte avec le recul que cela équivaut inévitablement à un road movie. Je voulais montrer des situations qui ne peuvent avoir lieu que dans un espace exigu, et je voulais que cet habitacle devienne presque un organisme vivant : qu’il se transforme, qu’il devienne de plus en plus sale et bordélique au fil des jours. J’imagine que cet aspect road movie que l’on peut voir dans mon film vient aussi du fait qu’il raconte une histoire d’initiation. Lucia est à la frontière entre l’enfance et l’adolescence, entre l’ignorance et la compréhension de tout ce qui se passe autour d’elle. Au cours de ce voyage, elle perd brutalement son innocence face au monde, ce qui la rend plus forte. D’un autre coté, je souhaitais que la nature joue un rôle dans ce conflit : au fil de cette route, il y a une crise familiale qui évolue, qui passe par différents états. Le road movie permet d’éloigner les personnages de leur environnement habituel, ça nous permet de les voir dans d’autres circonstances, et ils doivent affronter leurs problèmes d’une manière quelque peu plus directe.
Mais je vois De Jueves a Domingo comme un road movie inversé, car l’accent est mis sur les endroits que les personnages laissent derrière eux, des espaces vides, les gens qu’ils rencontrent, et toutes les choses dont ils ne pourront jamais se remettre. Leur destination n’a aucune importance, pour les personnages comme pour le spectateur. Tous ignorent quelle est cette destination. Pour moi, le road movie s’articule en général plus autour des événements ponctuels survenant lors d’un voyage. Ce qui m’intéressait ici, c’était plus les transitions entre ces événements, des moments sans importance qui n’ont l’air de rien, mais qui révèlent finalement toujours un petit quelque chose d’une situation plus globale. Mon but c’était de dédramatiser la narration, en me rapprochant d’éléments inattendus, et surtout en essayant de retranscrire la manière fragmentée dont les enfants font l’expérience des choses. Je me suis inspirée des interminables trajets en voiture de mon enfance. A cause de la forme du pays, les autoroutes chiliennes s’étirent à l’infini, et le voyage ne peut se faire que dans un sens ou dans l’autre, du sud au nord ou l’inverse. Le trajet finit toujours par prendre plus de temps que le temps passé à destination.
FdC : Pouvez-vous nous parler de votre expérience à la Cinéfondation du festival de Cannes ? Comment cette expérience vous a-t-elle aidée à développer votre projet ?
DS: C’était une expérience géniale. J’ai été sélectionnée à la Cinefondation grâce à une première version du scénario, et j’ai eu l’occasion de me consacrer à un but unique : l’améliorer, avant de pouvoir le tourner la même année. Juste avant de partir à Paris, j’ai voyagé dans le nord du Chili dans des paysages très variés : de telles images m’ont aidée à écrire la mouture définitive de mon scénario, d’en faire une version beaucoup plus détaillée. Si j’étais restée au Chili, je n’aurais probablement pas pu avoir le luxe de me concentrer exclusivement sur le film. A mon retour, on a immédiatement commencé la pré-production. Je pense que cette sélection a également été un élément déclencheur important dans l’obtention de subventions dans mon pays : le fait que le De Jueves a Domingo soit passé par Cannes lui donnait beaucoup d’importance aux yeux des institutions concernées.
FdC : Vous avez déclaré qu’il y avait quelque chose de « très chilien » dans vos personnages et leurs relations. A quoi faites-vous allusion ?
DS: Je tenais à réaliser un film personnel, qui soit proche de moi. Je voulais à tout prix m’éloigner des clichés qui représentent trop souvent le Chili à l’étranger, tels que l’inégalité sociale ou les problèmes politiques. Je me suis concentrée sur quelque chose qui pour moi est tout aussi typiquement chilien : la manière bien particulière qu’ont les gens de se parler sans jamais faire directement référence au sujet de leur discussion. De Jueves a Domingo est plein de sous-entendus, rien que ça c’est typiquement chilien. C’est notre manière à nous de nous exprimer : en évitant tout risque d’explosion. C’est probablement notre histoire qui nous a rendus aussi introvertis. Je trouve également qu’il y a une certaine classe sociale qui n’a pas souvent été dépeinte dans notre cinéma: des gens pas forcément riches mais en tout cas bien éduqués. Il y a bien sûr dans le film des éléments universels, tels que les relations humaines, mais il y a surtout tout un tas de petits éléments que j’ai pu observer et piocher chez mon entourage, des éléments que seuls les chiliens pourraient reconnaître comme étant spécifiques à leur culture.
FdC : Il y a dans votre film une atmosphère de danger et d’étrangeté, mais qui est toujours contrebalancée par quelque chose de très positif et bienveillant. Comment avez-vous appréhendé cet équilibre particulier ?
DS: La première image que j’ai eue en tête pour ce film, c’est celle d’enfants attachés sur le toit d’une voiture : quelque chose d’aussi amusant que dangereux. Ça a été le point de départ, ça m’intéressait beaucoup d’explorer cette dualité. Pour moi il y a une différence entre le danger et la perception qu’on en a, une frontière floue née de la dynamique particulière des relations entre parents et enfants. Les enfants donnent une dimension plus importante à ces moments car contrairement aux adultes, ils ne les projettent pas dans le futur. Se retrouver seul un instant dans une station-service est vécu comme un abandon définitif, et le désert évoque irrémédiablement cette idée d’être abandonné à tout jamais, même si Lucia ne l’appréhende pas sous cet angle dramatique. Dans ce sens, il était naturel de passer de l’anxiété à quelque chose de plus plaisant, comme les enfants qui ne relient pas forcément les événements dans une seule continuité logique, mais vivent chaque émotion sans lien de cause à effet évident. Peut-être que cet équilibre est né du fait que je cherchais à me rapprocher le plus possible de la perception des enfants.
Je pense que les enfants ont des peurs naturelles qu’ils apprennent à oublier ou dompter, et un point de vue très direct et pragmatique sur les choses. Ils se rendent bien compte de l’inconséquence d’une routine quotidienne face à l’échelle du monde, de l’absurdité du concept de propriété privée, ou de l’anxiété qui nait de la découverte de la courbure de la terre. De plus, durant l’enfance, la frontière entre la réalité, les rites, la poésie et les histoires est encore perméable. C’est intéressant de voir comment cela les pousse à se sentir partie prenante des conflits entre leurs parents. C’est lié à leur définition inconditionnelle de l’amour, et à une certaine sorte de tristesse résignée.
FdC : Comment avez-vous vécu la sélection et la présentation du film à Rotterdam ?
DS: C’était très excitant de se retrouver “de l’autre coté”. J’avais déjà été sélectionnée à Rotterdam avec un de mes courts-métrages, et je m’y étais déjà rendue comme simple spectatrice. J’y ai vu des nombreux films qui m’ont marquée, c’est un de mes festivals préférés : alors j’étais ravie d’apprendre que De Jueves a Domingo était retenu. Ce n’était pas évident de le présenter au public pour la première fois, mais ça l’était encore moins compte tenu que ce public est particulièrement cinéphile : les spectateurs savent ce qu’ils vont voir et possèdent un vrai sens critique. Je ne savais pas à quoi m’attendre, quelles réactions il pouvait provoquer chez les spectateurs, mais le film a été très bien accueilli, j’imagine que certains y ont retrouvé leurs souvenirs. Après tout, c’est ce qui m’avait poussée à le réaliser à la base. Ça a bien évidemment été très encourageant de recevoir ce prix. Tout simplement parce que cela va permettre à un plus nombre de gens de voir le film, vu que nous avons reçu plusieurs invitations pour le projeter dans d’autres festivals.
FdC : Avez-vous pu en profiter pour voir d’autres long-métrages en compétition ?
DS: Hélas j’ai été très malade pendant toute la durée du festival, donc je n’ai pas pu voir beaucoup de films en compétition. Le seul que j’ai pu voir, c’est L. J’essaierai de voir les autres dans d’autres festivals, parce que j’aime découvrir un film en salles.
FdC : Vous êtes également proche du milieu de l’Art Vidéo, quel lien faites-vous avec votre travail cinématographique?
DS: J’ai toujours été intéressée par des choses très diverses : la photographie, le théâtre, la musique, la vidéo. Je crois que je suis arrivée au cinéma un peu par accident. Je tiens à explorer parallèlement des moyens plus modestes de m’exprimer, passer par un travail plus solitaire peut m’aider à enrichir mon prochain projet de long-métrage. J’aime cette idée d’élargir une idée à travers d’autres formes artistiques. Dès que j’ai commencé mes études, j’ai su que mon travail devait avoir une dimension visuelle. Dans mes films, j’essaie de montrer un point de vue particulier qui fait naitre un décalage, un certain malaise. De la même manière, dans mes installations vidéo je cherche à retirer toute théâtralité de la notion de fiction. Je cherche à créer du sens à partir de l’installation même en tant qu’objet, pas seulement via la mise en scène à proprement parler. Par exemple, mon film Debajo était uniquement constitué de plans en plongée. Il devait être projeté par terre mais il n’a pu être montré que dans des cinémas, jusqu’à l’an dernier où lors d’une exposition, j’ai pu diriger un projecteur vers le plafond. Je voulais générer un vertige en nous projetant si haut dans le ciel. D’autant plus que cette œuvre montre des personnages attendant une éclipse, et cet état latent révèle leurs fractures familiales. Mon prochain long-métrage s’inspire d’une installation vidéo que j’ai réalisée il y a l’an dernier, autour du feu.
FdC : Pouvez-vous nous parler de ce nouveau projet ?
DS: J’ai beaucoup voyagé pour présenter De Jueves a Domingo à l’étranger, et je viens tout juste de rentrer chez moi à Santiago. Je vais donc en profiter pour entamer l’écriture du scénario. Tout ce que je peux dire pour l’instant c’est que cela s’appellera Late to die young.