Entretien avec Dietrich Brüggemann
C'était l'une des sensations de la Berlinale. L'Allemand Dietrich Brüggemann raconte avec Chemin de croix, en salles le 29 octobre, le chemin de croix d'une jeune fille élevée dans une famille d'intégristes catholiques. Lauréat du prix du meilleur scénario, Dietrich Brüggemann constitue l'un des plus solides espoirs du cinéma allemand. Entretien avec le réalisateur.
Quel a été le point de départ de Chemin de croix ?
Avant tout il y a eu une vie entière à se questionner sur la religion et sur le cinéma. Ensuite, l’idée-même du film est venue un peu de nulle part. C’était pendant la Berlinale 2010, durant ce moment où l’on passe son temps à voir des films, à parler de films et à ne penser qu’à ça. Et l’idée est arrivée : le chemin de croix, les fondamentalistes catholiques, 14 angles fixes. La première mouture du scénario n’a été écrite que quelques mois plus tard à Cannes ; on s’est dit que cela nous donnerait un bon karma d’entamer ce chemin de croix sur le pont supérieur du bateau qu’Arte met à disposition dans le port de Cannes. C’était le mix parfait de grandeur et décadence.
Certains éléments de votre film m'ont évoqué le cinéma d'Ulrich Seidl. Est-ce qu'il s'agit d'un cinéaste qui vous intéresse ? Aviez-vous d'autres références ?
Seidl est tout à fait une référence, même si je ne suis pas non plus un fan absolu. J’adore vraiment ses documentaires (l’un de ses docs, Jesus, du weißt, qui n’est pas le plus connu, est à couper le souffle) mais j’ai le sentiment qu’en comparaison ses fictions ne sont pas tout à fait à la hauteur. Je ne nie pas son grand talent, mais j’essaie de faire autre chose, à savoir décrire avec précision la configuration sociale de personnes persuadées d’agir comme il faut. Pour moi la grande référence est surtout à chercher chez le Suédois Roy Andersson. Si je devais citer un réalisateur contemporain que je vénère, ce serait lui. Ses personnages vivent dans leur propre enfer également, avec cette conscience de la société, ce sentiment très fort d’absurdité qui se cache derrière tout ça, c’est aussi triste que méchamment drôle.
>>> Attention, la réponse suivante révèle des éléments de la fin du film. Pour ceux qui ne l'ont pas encore vu, rendez-vous à la question suivante...
Il y a très peu de mouvements de caméra dans Chemin de croix mais ceux-ci symbolisent à chaque fois un décrochage narratif. Avez-vous toujours envisagé de mettre en scène votre film de cette façon ?
Ces trois mouvements de caméra sont vitaux : ils représentent la transition de l’enfant à l’âge adulte lors de la confirmation (qui correspond aussi, ironiquement, au passage du monde des vivants au monde des morts), puis le moment de la mort et enfin la résurrection (si elle a lieu). Je n’ai jamais envisagé de raconter cette histoire autrement. Ça me semblait tellement incontestable que toute autre mise en scène aurait affaibli ce que je considère être le pouvoir très spécial du film.
Votre écriture est subtile et complexe, et malgré la dureté du sujet Chemin de croix n'est pas un film qui condamne la religion. Comment avez-vous travaillé sur cet équilibre avec votre co-scénariste Anna Brüggemann ?
En fait ça ne nous intéressait pas de condamner brutalement quoi que ce soit (à part la tragédie de la stupidité humaine, qui peut surgir partout). Je pense qu’un film doit poser des questions intelligentes, inclure peut-être quelques affirmations qui se contredisent les unes les autres et laissent de la place à ce que pense le public. Pour moi, ce film est aussi, en quelque sorte, un au-revoir un peu triste à la religion, qui peut être un abri spirituel pour de nombreuses personnes. Quand les gens, dans une église, se lèvent et chantent, je suis de leur côté. Cette spiritualité, cette musique, c’est quelque chose que je respecte profondément dans la religion, même si je n’y prends pas part activement – ma religion, c’est le cinéma. Les nuances et la complexité viennent automatiquement, il me semble, quand on finit par bien connaître les personnages. Bien sûr nous condamnons un certain type de foi catholique, mais pour condamner quoi que ce soit, il faut comprendre de quoi il s’agit. Peut-être comme un juge au tribunal. Une fois qu’on a compris les deux côtés d’un même phénomène, il est plus facile d’en découvrir un troisième – qui est souvent le plus drôle. Il y a un vieux dicton anglais qui dit : « Avant de juger quiconque, marche un kilomètre dans ses chaussures ». Un poète inconnu a ajouté : « Une fois que tu as jugé cette personne, tu seras à un kilomètre de ton point de départ, et dans ses chaussures ». Il y a une certaine vérité là-dedans, au-delà de la simple blague.
Dans une interview réalisée avant de faire Chemin de croix, vous affirmiez vouloir que votre prochain film, qui allait être Kreuzweg, soit "plus radical". Qu'est-ce qui selon vous fait que Chemin de croix est un film plus radical que ce que vous avez réalisé jusqu'ici ?
L’aspect le plus radical du film, c’est qu’on n’a rien eu à foutre de ce que les gens vous disent habituellement sur ce que doit être un film ou ce que veut le public. Qu’on n’a pas permis à nos personnages un raccourci confortable vers une fin heureuse. Nous sommes radicalement du côté de notre personnage principal, tout au long de l’histoire, et sans aucune pitié par rapport à ce qui lui arrive. « Radical », ça vient du Latin qui signifie « aller à la racine », et à mes yeux être radical ce n’est pas seulement creuser un grand trou mais savoir où les racines se trouvent. Ce n’est pas faire un grand ramdam, mais trouver le rythme précis. C’est dur à décrire, mais quand on l’a trouvé, on sait qu’on a réussi. Il faut savoir aussi mettre son ego de côté en tant que cinéaste. J’ai fait en sorte que mon ego ne se mette pas sur le chemin du film, en ne pensant pas à des choses comme « comment imposer mon style personnel », des choses comme ça. Mon style personnel est là, je ne peux pas consciemment l’éviter – mon conseil à tout réalisateur c’est d’être entièrement au service du film, d’y penser comme s’il s’agissait d’une personne vivante qui nécessite toute votre attention, d’être formé, propulsé le plus haut possible, et il ne faut pas trop penser à soi. C’est déjà assez radical.
Il y a des moments d'humour noir dans Chemin de croix. Vous avez parlé de votre admiration pour les Monty Python. Qu'est-ce que ça vous fait de voir des gens rire, comme à la Berlinale, devant Chemin de croix ?
J’adore totalement. C’est la quantité de rires qui m’a surpris, mais j’étais ravi et je le suis toujours. Aucun de ces rires pris un par un ne m’a surpris par contre. Ils arrivent tous à des moments où j’ai le sentiment que oui, c’est drôle en partie et moi-même je pouffais secrètement lors du tournage du film. Je ne pense pas que ça contredise le sérieux du propos. Bien sûr j’adore les Monty Python, particulièrement ce qu’ils ont fait à la télé. Et mon film préféré est certainement Brazil, qui combine brillamment l’humour absurde, la satire mordante, le discours politique, une histoire d’amour touchante et finalement une tragédie qui brise le cœur.
Vous avez été sélectionné pour la première fois en compétition de la Berlinale cette année. Le film a été très bien accueilli. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
C’était fantastique bien sûr. J’ai été à tant de séances de la Berlinale, d’abord en tant que spectateur lambda, comme étudiant, comme apprenti-cinéaste, et maintenant je suis de l’autre côté, sur la scène. La section des débutants (Perspective du Cinéma Allemand, ndlr) est assez forte en Allemagne, et on peut rester longtemps un « jeune espoir », pendant des années et des années. Maintenant, j’ai le sentiment que c’est derrière moi et que j’ai rejoint l’establishment. Maintenant, je suis un adulte. Et cette expérience de la Berlinale c’était quelque chose. Toutes ces interviews, toutes ces choses dont on ne se rend compte qu’a posteriori. J’ai essayé de traverser tout cela sans me planter, sans dire trop de stupidités en interview, ne pas avoir la fièvre, et réussir à voir quand même un peu de films.
Quels sont les jeunes cinéastes allemands les plus intéressants, les plus prometteurs selon vous ? Y a-t-il quelque chose de neuf qui se passe actuellement dans le cinéma allemand ?
Il y a en effet quelque chose de neuf qui se passe, un groupe de personnes qui racontent des histoires différemment. Quand j’ai fait mon premier film Nine Takes en 2006, je me sentais un peu seul. Le film était assez intrépide d’un point de vue artistique (c’est là que j’ai d’abord expérimenté les cadres statiques de Kreuzweg, avec neuf scènes de douze minutes chacune), c’était drôle, le public a très bien réagi, mais la réaction de l’industrie comme celle des festivals n’a pas été aussi bonne. On ne savait pas trop où caser le film. Ce n’était pas la « nouvelle vague allemande » un peu sévère et austère (dont je n’ai jamais été très fan à vrai dire), ce n’était pas un film politique ni à un drame fait pour remporter des prix ni du pur divertissement débile, c’était autre chose. Du coup je me suis senti un peu seul. Et puis pendant ce temps-là de jeunes réalisateurs ont émergé et je n’aurais pas pu être plus heureux.
L’un d’entre eux est Aron Lehmann dont le premier film Kohlhaas est absolument génial, ça n’est rien d’autre que le meilleur film allemand de ces dix dernières années. Il y a aussi Jakob Lass dont le film à micro-budget Love Steaks a remporté pas mal de prix et dont l’énergie brute me rend presque jaloux. Je citerais aussi Axel Ranisch qui a beaucoup recours à l’improvisation, sans budget mais avec un cœur incroyable. Je pense aussi à Sven Taddicken, qui a fait Getting my brother laid en 2001, un premier film à couper le souffle, avant d’être quelque peu aspiré par ce que l’Allemagne attend d’un réalisateur divertissant (il fait une petite apparition dans la scène 12 de Kreuzweg). Tout d’un coup, il a semblé possible de faire des films qui comptent pour les gens, qui peuvent parler du temps qui passe ou qui peuvent être drôles sans être idiots, des films qui peuvent s’adresser au public sans les insulter. Comme vous le voyez je deviens un peu émotif, je pourrais continuer des heures. Ce que j’ai fait : j’ai invité ces gens dans ma cuisine pour former un groupe et on est devenu amis. On partage un même état d’esprit, sans compétition, on a un sens commun de l’absurdité, on se caste les uns les autres pour des petits rôles et tout ça c’est super.
FDC : Pensez-vous, vous aussi, que The Look de Roxette est une chanson satanique ?
Mais bien sûr ! Tout ce truc autour de la musique dite satanique est évidemment très drôle, mais il y a un fond de vérité. Dire qu’un certain type de musique est satanique, c’est simplement une façon de reconnaître que la musique a un pouvoir sur notre esprit, sur notre âme. L’amour et le sexe peuvent être des forces destructrices, n’importe quel juge ou policier vous le confirmera (tout comme deux millénaires de poésie). Et le sexe, les drogues et le rock’n’roll, ce n’est pas une combinaison trouvée par hasard. Bien sûr que The Look est une gentille chanson inoffensive comme vous pouvez en entendre à la radio, mais elle a cette vertu dangereuse qui en a fait un tube mondial. Ça vous fait sentir jeune et fou et fort et vivant ! Se concentrer sur cet aspect jusqu’à ce que cela devienne disproportionné, c’est ce que fait Maria dans le film. Pour elle, elle a totalement raison. Pour ses camarades de classe, c’est juste ridicule. Voilà la beauté, la comédie et la tragédie.
Entretien réalisé le 26 février 2014