Entretien avec Cristina Flutur
Co-lauréate du prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Cannes, Cristina Flutur fait partie des révélations de l’année et crève l’écran dans le dernier film de Christian Mungiu, le glaçant Au-delà des collines. Quelques mois après le festival, elle nous livre ses impressions.
FilmDeCulte : Ce qui frappe avant tout dans Au-delà des collines, c’est sa minutie. Les scènes sont souvent longues et contiennent beaucoup de détails et de dialogues. En tant qu’actrice, cela était-il une chance ou une difficulté ?
Cristina Flutur: Je n’avais jamais joué dans un film auparavant, je n’ai donc aucun élément de comparaison. Mais je dirais que mon expérience de comédienne de théâtre m’a beaucoup aidée. Cela fait huit ans que j’en fais, et en général on joue pendant deux heures et demi sans interruption. On commence la représentation à 19h et on termine à 21h ou 21h30, et entre les deux, il est évidemment impossible de demander une pause pour aller boire ou quoi que ce soit. On est donc entrainé à contrôler ses émotions sur la longueur, et cela m’a été très utile pour ce film, car les personnages ressentent des émotions très fortes, ont des conflits intérieurs intenses. Cela m’a justement aidée à faire monter la tension qui habite mon personnage. Ce genre de longues scènes aide à créer cette tension à la fois entre les personnages et surtout à l’intérieur d’eux-mêmes.
FdC : Vous parlez de tension. Or Au-delà des collines est un film où il se passe des choses très violentes sans que l’on ne voit de violence à l’écran, hormis dans une scène-clé où votre personnage se rebelle. Comment avez-vous appréhendé cette scène avec Cristian Mungiu ?
CF: C’était très intéressant de parler avec Cristian (lire notre entretien ici) parce que…on ne parlait presque pas ! On se comprenait sans avoir besoin de s’expliquer, donc on n’a pas réellement parlé des personnages. Quasiment pas. C’est très rare d’être dirigé par quelqu’un et de se sentir à tel point sur la même longueur d’onde. On n’a pas vraiment parlé de cette scène non plus mais j’avais le trac, parce que c’est pour moi la scène-clé du film, là où la violence se montre enfin. Cristian en était tout à fait conscient et il tenait surtout à éviter toute forme hystérie et toute démonstration trop flagrante de violence comme les cris ou les injures. Il préfère parler de la violence sans forcément la montrer. Dans cette scène il voulait que ce soient les autres personnages qui reflètent la violence de mon personnage comme un miroir. La virulence de son acte se voit surtout dans leurs réactions, sur leurs visages. Ce n’était pas une scène évidente, il a fallu que je retrace clairement tout le cheminement psychologique du personnage afin de faire remonter cette brutalité et de la faire exploser. Après tout, agir comme elle le fait à l’intérieur même d'une église c’est tout simplement comme briser un tabou, et pour ceux qui l’entourent à ce moment-là, c’est absolument impardonnable.
FdC : Certains spectateurs avaient perçu le précédent film de Cristian Mungiu, 4 mois 3 semaines 2 jours comme une sorte de film d’horreur minimaliste, d’autant plus angoissant qu’il était ultra-réaliste. Pensez-vous que l’on puisse dire la même chose d’Au-delà des collines ?
CF: Beaucoup de choses horribles ont lieu pour de vrai. La caméra ne fait que se focaliser dessus. Si on pointe une caméra sur quelque chose, cela lui donne de l’importance, et cela agit comme une loupe. C’est le travail de la caméra que de grossir les choses pour essayer de les comprendre, de voir comment et pourquoi elles arrivent. Mais la vraie vie est déjà pleine de choses horribles, il suffit d’ouvrir les yeux, le film n’a rien inventé. L’horreur fait partie de nos vies, on a tendance à refuser de l’admettre, ou bien nous sommes devenus immunisés parce que nous ne réagissons plus devant chaque image violente que nous voyons. C’est un mécanisme de protection, si nous laissons nos sentiments s’en mêler à chaque fois qu’on entend parler de crime, de meurtre, d’addiction à la drogue, on deviendrait fou. On se bâtit un mur de protection contre l’horreur, mais c’est le but d’une œuvre d’art que de nous faire voir les choses en face. En ce sens, je ne crois pas qu’on puisse le qualifier de film d’horreur. C’est surtout un film qui a le courage d’aller vers les choses les plus horribles.
FdC : Aviez-vous entendu parler du fait divers avant d’arriver sur le projet ? S’agit-il d’une histoire connue en Roumanie ?
CF: Oui, ça s’est passé en 2005. J’en avais entendu parler mais sans plus de détails. Les médias roumains et internationaux en avaient pas mal parlé.
FdC : Et le film est-il déjà sorti là-bas ?
CF: Non, pour l’instant il n’y a eu qu’une avant première, au moment de sa sélection pour les Oscars (le film représentera la Roumanie pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, ndlr)
FdC : A quels types de réactions vous attendez-vous au moment de sa sortie ? S’agit-il toujours d’un sujet délicat ?
CF: C’est un sujet très délicat mais il faut prendre des risques quand on a quelque chose à déclarer, quand on veut envoyer un message. Quand on crée quelque chose, que ce soit un film ou autre chose, on le présente au monde. Or le monde peut l’accepter ou le rejeter, il y a des réactions positives ou négatives, ou même une absence de réaction, c’est la vie, c’est le lot de toutes les œuvres d’art. Pour que des choses aussi horribles ne se reproduisent pas, il vaut mieux prendre ce genre de risques. Il y aura peut-être quelqu’un quelque part qui sera ému, qui commencera à se poser des questions. Mais je suis tout de même assez nerveuse à l’idée que le film soit vu par le public roumain, ne serait-ce qu’à cause de la réaction de l’Église Orthodoxe. On voit tous le monde à travers notre propre filtre personnel, les réactions vont donc dépendre selon les gens.
FdC : Lorsque sont parus les premiers articles sur le film pendant le Festival Cannes, j’ai d'ailleurs remarqué que certains critiques avaient interprété la relation entre les deux héroïnes comme une relation amoureuse homosexuelle, tandis que d’autres n’y voyaient que de l’amitié. Il est en effet possible de l’interpréter des deux manières, mais ce n'est quand même pas anodin. Alors qui a raison d’après vous ? Les premiers ont-ils sur-interprété ou les autres sont-ils au contraire passés à coté du sujet ?
CF: J’ai pris l’habitude de dire que la nature exacte de la relation entre ces deux filles n’appartient qu’à elles. Ce sont les seules à connaitre la vérité et à savoir ce qui s’est passé entre elles. On ne peut que faire des suppositions. Mais je vois bien que sur ce sujet, le film va parler différemment à certains spectateurs. Certains vont se focaliser sur cette relation, d’autres sur les aspects religieux. On en revient toujours à nos filtres personnels.
FdC : J’imagine que Cristian Mungiu ne vous avait donné aucune précision dans un sens ou dans l’autre sur ce sujet...
CF: Non (rires)! Il n’a rien expliqué et tant mieux ! Je tiens à ma liberté, et je souhaite pouvoir choisir et ressentir ce que je veux. Ça nous a beaucoup aidées de ne pas être enfermées dans un point de vue unique. Il y a énormément d’éléments dont on n'a jamais parlé, mais on savait au moment du tournage que nous étions sur la même longueur d’onde. Il suffisait que je le regarde et j’étais rassuré, je voyais qu’il était d’accord. C’est le meilleur moyen de diriger un acteur : de le laisser ressentir le personnage comme il le souhaite. J’ai ma petite idée sur la nature de la relation entre ces filles, mais c’est ma vision, ce n’est pas forcément la vérité et ça me va très bien comme ça.
FdC : Avec le recul, quel regard portez-vous sur la présentation du film à Cannes ?
CF: La première projection fut en réalité la toute première fois que je voyais le film ! J’avais beaucoup d’appréhension à l’idée de me voir sur grand écran, puisque c’est la première fois que je jouais pour le cinéma, et j’ai été très surprise : je ne me suis pas vue, j’ai vu Alina. J’ai vécu à nouveau toutes ses émotions durant la projection. J’ai particulièrement été saisie par ces moments où on aurait dit que tout le public se retenait de respirer. C’était magique. Ce sont des moments inoubliables, car on comprend que le cœur du public et là, avec les personnages.
Entretien réalisé le 27 septembre 2012. Merci à François Hassan Guerrar.
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Au-delà des collines - critique du film
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