Entretien avec Christian Petzold
Après le succès de Barbara, Christian Petzold retrouve son actrice fétiche Nina Hoss pour Phoenix (désormais disponible en dvd). Le récit fantomatique et fascinant d'une femme revenant des camps et que personne ne reconnait. Rencontre avec un des cinéastes européens les plus passionnants.
Phoenix est votre second film en costumes, tourné avec le même couple d'acteurs et on pourrait presque dire le même vélo ! Quel rapport faites-vous entre ces deux films ? Phoenix est-il dans la continuité de Barbara, a t-il au contraire été fait en réaction à votre précédent film ?
Il y a une continuité entre Barbara et Phoenix. Dans Barbara, je racontais l'histoire d'un couple d’amoureux en route vers l’amour. Alors que dans Phoenix, j’ai un couple d’amoureux qui ont déjà perdu leur amour. A vrai dire, je n’ai pas le courage de raconter l’amour lui-même.
Nelly est comme un fantôme, et pourtant c'est la seule à sembler vivante, la seule à sourire et à croire en l'avenir. Lorsque nous l'avions rencontrée avant le tournage, Nina Hoss nous avait dit que tout le monde était un fantôme dans ce film. Pouvez-vous nous parler de ce paradoxe ?
Le paradoxe, on l’a seulement perçu au moment du tournage. On a tourné de façon chronologique car je ne pouvais pas concrètement imaginer cette histoire autrement. Un jour, quand l’héroïne a repris l’aspect de « Nelly », les deux personnages principaux font un test en se rendant vers un restaurant et regardent si les autres les reconnaissent. Lorsqu’on a filmé ce plan, on s’est aperçu que les fantômes, c’était les autres et pas Nelly. Elle se tient debout, comme un fantôme sorti de la forêt. Mais elle-même le pense : « Les fantômes, c’est vous ». A partir de là, le film change.
Dans vos précédents films sur le trouble identitaire (Yella, Fantômes), la dimension fantastique est plus évidente. C'est davantage suggéré ici. Y avait-il un dilemme moral à traiter d'un tel sujet historique à travers le prisme du fantastique ?
En fait cette période, de 1933 à 1945, me semble déjà appartenir au fantastique. Je n’ai toujours pas compris comment un système arrive en 5 ou 6 ans à créer un antisémitisme qui devient un mouvement de masse. Est-ce que je peux raconter une histoire ?
Bien sûr.
C’est une histoire qui vient de l’autobiographie d’un essayiste allemand, Sebastian Haffner, et qui raconte un moment déterminant pour l’écriture du personnage de Johnny. En 1933, Haffner est un jeune juriste dans un tribunal berlinois. Cela se passe deux jours après l’élection d’Hitler. Les S.A. prennent d’assaut le tribunal. Ils battent et frappent tous les avocats et procureurs juifs, ils les sortent du bâtiment. Haffner a 25 ans. Il est assis dans la bibliothèque, et il lit. Il entend crier ses collègues. Il s’enfonce dans "le tunnel allemand", il se dit "je n’ai rien à voir avec ça, je lis". Et ça, c’est déjà assez fantastique et fantomatique. D’un coup la porte s’ouvre. Cinq mecs du S.A. entrent, le regardent et lui demandent : "juif ou pas juif" ? Et il répond : "pas juif". Haffner a dit que c’est à ce moment précis qu’il a perdu son humanité. C’est ça, le moment clef de Johnny : d’avoir accepté la détermination des Nazis.
Comment avez-vous travaillé sur le visage de Nina Hoss ? A l'image des personnages du film, on a parfois du mal à la reconnaître.
Nina est une actrice que moi-même je ne reconnais parfois pas dans la vie ! (rires) Parce qu’elle change vraiment au fil de ses états d’âme. On n’a rien manipulé par des effets spéciaux. On voulait changer de l’intérieur l’aspect de son visage. On lui a retiré la couleur de ses cheveux, la brillance de ses lèvres, on a pâli sa peau. Lorsqu’elle s’est regardée dans la glace, elle ne s’est pas reconnue elle-même. J’aurais trouvé ça atroce de lui mettre un masque sur le visage. Et puis de l’intérieur, elle sait se transformer bien davantage.
Parmi les influences de Phoenix vous avez cité notamment Vertigo ou les films de Jacques Tourneur. D'autres films vous ont-ils influencé ?
On a visionné plusieurs longs métrages durant la préparation de Phoenix. Avant le tournage, pendant plusieurs jours, je regarde des films avec mes acteurs. Là ce n’était pas des films sur les camps de concentration. Je recherche toujours des films qui transmettent davantage une idée. On a d’abord regardé Les Parapluies de Cherbourg. Mes acteurs ont immédiatement su pourquoi on l’a regardé. C'est un film où l'on chante, où l'on parle d’amour, c’est vraiment une comédie musicale noire et c’est une histoire sans harmonie : des enfants naissent hors mariage, il y a la Guerre d’Algérie, il y a les amants qui se ratent peut-être pour toujours. C’est ce qui m’a plu. On a également vu Les Tueurs de Robert Siodmak qui a lui-même fui les Nazis. On a vu du Roberto Rossellini, Une partie de campagne de Jean Renoir. Phoenix lui-même est contenu dans Une partie de campagne.
Lors de notre précédente interview, nous vous avions interrogé sur votre goût pour le fantastique, notamment John Carpenter. J'ai revu Yella il y a quelques jours, et il y a une façon de traiter du fantôme assez proche de celle de Kiyoshi Kurosawa. Le fantôme y est presque une création cérébrale, une trace parmi des vivants qui ont l'air aussi morts que le fantôme. Dans Phoenix, il y a une scène en particulier qui m'a évoqué le cinéma de Kurosawa, c'est celle où Nelly retrouve sa cachette, sur la "péniche", et où elle n'est longtemps filmée que comme une ombre, une trace entièrement noire, comme les fantômes de Kaïro. Kiyoshi Kurosawa est-il un cinéaste qui vous intéresse ?
Oui tout à fait. Au départ, les silhouettes au cinéma sont avant tout une respiration. Un jeu d’ombres. On tente de deviner quel est leur véritable aspect. Dans Phoenix il y a cette scène où Nelly va chez Lene. On ne perçoit que sa silhouette, et c'est le rêve de Lene qui s’approche d’elle. L’amie aimée entre dans mon royaume obscur du rêve. Et grâce à la lumière, Lene voit comme elle est radieuse d’amour et de désir. Mais c’est quelqu’un d’autre qui a fait naître cette lumière et ce désir, ce n'est pas elle. C’est à cet instant, lorsque l'ombre se dissipe, qu’elle a perdu.
Comment avez-vous travaillé avec Hans Fromm, votre directeur de la photographie habituel, pour éviter les clichés visuels du film historique et insuffler du mystère au film ?
Je lu ai dit de regarder les films tournés entre 40 et 45, en France et aux États-Unis, dans lesquels on voit la lumière de Berlin. Et puis il y a les films de ceux qui ont fui les Nazis, dans lesquels on peut reconnaitre les caméramans allemands par la façon dont ils éclairent les yeux. Il y a deux projecteurs pour les yeux, pour que l’œil ne soit pas seulement un regard, pointé sur quelque chose, liquéfié comme des lacs, mais des yeux qui ouvrent vraiment un passage vers l’âme. C’est incroyable le nombre de visages tristes dans les films noirs. Ce sont les fantômes qui ont été chassés de l’Allemagne.
>>> Attention, la réponse suivante révèle des éléments de la fin du film. Pour ceux qui ne l'ont pas encore vu, rendez-vous à la question suivante...
A la fin, Nelly redevient elle-même. C'est amer, mais il s'agit presque de la première fin positive dans un de vos films (même s'il y avait une forme d'optimisme à la fin de Barbara).
Ce qui m’a rendu triste, c'est le fait que je reste avec les autres fantômes dans cette pièce en regardant Nelly partir. Mon chef opérateur m’a dit "il y a une si belle lumière dehors, suivons un peu Nelly". On aimerait participer un peu à son avenir, mais on n’en a pas le droit. Il lui appartient à elle toute seule.
Le film a été soumis au comité de sélection du Festival de Cannes. Savez-vous ce qui s'est passé ?
Le refus à Cannes était aussi bref que le refus d’une demande d’asile en Allemagne. Je n’en sais pas plus, il n’y avait pas d’explications. On a le droit de le dire ? (rires)
Tout à fait on peut ! Nous avons mis en ligne un dossier sur le nouveau cinéma allemand, consacré aux jeunes cinéastes du pays. Qu'est-il y a de neuf dans le cinéma allemand aujourd'hui, quels films ont retenu votre attention ?
En temps de crise, un nouveau cinéma se crée toujours. Il y a des tentatives pour faire des films sans argent. Dans le néo-libéralisme, de telles alternatives viennent toujours d'en haut. Je crois que il faut vraiment se battre pour conquérir les moyens de production. En Allemagne, l’argent qui provient essentiellement de la télévision va dans les retraites et la bureaucratie et toutes les économies qu’on fait concernent toujours la production. La même chose doit se passer également en France, comme dans la politique allemande. Le cinéma doit reconquérir ces moyens de productions. Je dois y réfléchir moi-même. Parmi les films faits par des jeunes cinéastes, j’ai adoré L’Étrange petit chat de Ramon Zürcher (lire notre entretien). Ça c’était quelque chose, c’est un autre type de cinéma. Il vient de l’école de cinéma de Berlin et ces écoles représentent peut-être une opportunité si l’industrie seule est vraiment trop détruite. C’est vraiment un film formidable.
Quels sont vos projets ?
Oui, dans trois semaines je vais tourner un film policier pour la télévision. Du prime time ! J’avais déjà signé le contrat avant Phoenix. Car après toute cette merde avec les Nazis, je voulais absolulement faire un film dans le présent, pour me libérer de Phoenix. Après j’ai trois projets sur lesquels je travaille en même temps, et que je réaliserai tôt ou tard. Une comédie musicale, un film qui se passe en 40 à Marseille et un film sur la mort d’une actrice allemande à Los Angeles.
Retrouvez notre entretien-carrière en cliquant ici
Entretien réalisé le 9 octobre 2014. Un grand merci à Michel Burstein.
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