Entretien avec Bruno Forzani
Moitié du duo Cattet/Forzani à qui l'on doit Amer, l'une des plus singulières révélations fantastiques de ces dernières années, Bruno Forzani nous parle de leur nouveau trip esthétisant et angoissant. Avant sa sortie le 12 mars, L’Étrange couleur des larmes de ton corps a été présenté hors compétition au Festival de Gérardmer. Entretien avec l'un de ses sympathiques réalisateurs.
A quel moment et comment L’Étrange couleur des larmes de ton corps est né ? Est-ce que c’est un film fait suite à Amer ou en réaction à Amer, est-ce que c’est un projet que tu avais en tête avant ?
C’est un projet qu’on avait déjà en tête avant. En fait ça devait être notre premier long métrage, qu’on a commencé à écrire en 2002. Et ça ne s’est pas fait tout de suite, c’était un projet qui était cher et le cinéma de genre en Belgique à l’époque, c’était un peu compliqué. Il n’y avait pas encore Fabrice du Welz, ou un film comme Trouble d’Harry Cleven. Du coup entre-temps on a fait Amer qui était, on va dire, moins cher à monter. C’est après Amer qu’on a pu donner suite à L’Étrange couleur….
Votre précédent film avait un titre mystérieux et très concis, là il y a quelque chose de tout aussi mystérieux mais beaucoup plus lyrique. Comment ce titre pas banal vous est venu ?
A la base, quand on a commencé à écrire le scénario en 2002, le titre était La Géométrie de la peur. Et puis en fin de compte, on aimait ce titre mais il ne reflétait pas vraiment ce qu’on souhaitait raconter. Quand on a recommencé à travailler dessus, on trouvait que L’Étrange couleur des larmes de ton corps collait au récit, au corps, au surréalisme, ça correspondait bien à l’univers du film. Et puis il y a aussi une partie giallesque du film qui se retrouvait dans ce titre.
On a interviewé ces derniers mois Panos Cosmatos, réalisateur du film Beyond the Black Rainbow, au travail visuel pas si éloigné du vôtre. Il nous décrivait son film comme « un film de cauchemar sans scène de réveil ». Il me semble que cette formule pourrait également très bien s’appliquer à L’Étrange couleur..., qu’en penses-tu ?
Je suis tout à fait d’accord, oui.
Est-ce que c’est une direction que vous prenez avec Hélène lors de l’écriture, êtes-vous attaché aux narrations libres et ouvertes qui ont l’aspect d’un rêve ?
Oui, complètement. Dans notre manière d’écrire il y a tout à fait ce côté-là, un jeu entre réalité et fantasme, dans un univers toujours très proche du rêve, où la limite entre le rêve et le réel se perd. On fait beaucoup appel à notre inconscient dans notre écriture. Là pour L’Étrange couleur… on part d’une structure de whodunit qu’on fait exploser au fur et à mesure. Dans notre manière d’écrire il y a une personne qui nous a beaucoup influencés et qui travaille justement beaucoup sur la limite entre rêve et réalité : c’est Satoshi Kon. Il a fait notamment une série qui s’appelle Paranoia Agent et qui a été une grosse claque pour nous. Dans sa manière d’écrire il y a différentes couches, et à mesure que tu regardes le film tu découvres plusieurs grilles. Pour Millenium Actress, son producteur appelait ça une écriture en stéréo. Comme de la 3D où tu vois de plus en plus de couches. Avec L’Etrange couleur… (et aussi avec Amer mais dans une moindre mesure) on a vraiment travaillé dans cette optique-là. Et c’était super d’avoir pu écrire le film sur pratiquement 10 années parce qu’on a pu vraiment charpenter cette structure qui n’est pas une structure linéaire mais plutôt circulaire, qui n’arrête pas de reprendre au même point. Et c’est génial parce qu’on a pu vraiment aboutir ce qu’on voulait faire en termes de narration et en même temps c’était un projet de très très longue haleine donc c’était un peu épuisant.
Il y a eu un renouveau du cinéma d'horreur francophone dans les années 2000. Mais ce sont généralement des films qui ont eu un impact très modeste dans les salles, et on n'en voit plus beaucoup. Êtes-vous satisfaits de la carrière commerciale de Amer ? A t-il été particulièrement compliqué de monter L'Etrange couleur... ?
Amer a vraiment été un succès en festival si on peut dire les choses comme ça. Après en salles en France on a été très déçu par la distribution. C’est un premier film, c’est un projet qu’on porte pendant 3 ans… Après au niveau international il a beaucoup voyagé et dans d’autres pays il y a des gens qui ont fait un meilleur travail que pour la sortie France. Donc ça c’est chouette. Même s’il a eu une mauvaise distribution en France, il a eu une sorte de succès d’estime.
Nous parlions récemment avec Benoit Dalle, responsable éditions de Potemkine, qui nous confiait qu'il était déçu voire énervé par le côté conservateur des exploitants. C'était au sujet de la sortie très confidentielle en nombre de salles des Rencontres d'après minuit. Amer a beaucoup voyagé, a généré un fort buzz, et à l'arrivée, sa sortie française a été presque étouffée dans 3 salles. Pensez-vous que, au-delà de ce qu'on dit souvent sur le trop-plein de sorties en salles, le problème se situe parfois du côté des exploitants et de la façon dont les films sont sortis ?
En tout cas avec l’expérience d’Amer c’est un peu ce qui en est ressorti. On n’était pas connus, on débarquait avec un petit film franco-belge et les gens ne voulaient pas vraiment prendre de risque. Ca s’est ressenti sur d’autres films sortis après comme Les Nuits rouges du bourreau de jade. Alors que quand tu as des films comme Holy Motors ou même l’avant dernier Resnais au sujet desquels on aura le même discours à base de « ça n’est pas accessible pour le public », ils sortent chez UGC et ont une vraie exploitation.
En parallèle du travail visuel et sonore de votre mise en scène, vous avez également beaucoup travaillé la pure direction artistique (choix des décors et des accessoires). L’immeuble en lui-même est presque anachronique. Les objets et les peintures ont l’air d’appartenir à des époques différentes et tout ça crée un ensemble qui participe à désorienter le spectateur. Pouvez-vous nous parler de cet aspect de votre travail ?
Alors pour reconstituer le décor il a fallu utiliser quatre maisons différentes. On a visité beaucoup de maison pour trouver cette cohésion, avec parfois un côté plus moderne, plus art déco, plus clinquant, plus sombre etc. Le challenge c’était de réussir à reconstituer cet espace qui n’existe pas. Ca se passe au niveau de la recherche mais aussi des effets de montage. On s’est beaucoup pris la tête à ce sujet. Au niveau des accessoires, il y avait déjà beaucoup d’indications à l’écriture. On aurait d’ailleurs pu aller plus loin mais le budget et le manque de temps ont fait qu’on n’a pas pu aller au bout de ce qu’on voulait. Mais ça va quand même ! Il y a aussi quelques décors qui ont été construits en studio. Là c’était de la création. On s’est penché par exemple sur les affiches de Mucha, entre autres.
Vos films ont été tournés avec certaines contraintes économiques. Si vous aviez une totale carte blanche à ce niveau, avez-vous un projet de rêve en tête ?
(long blanc)
… ou pas ?
(rires) En fait on a tellement eu l’habitude de travailler dans la débrouille que ça ne me vient pas à l’esprit !
Les affiches de vos films sont à chaque fois très soignées. Comment sont-elles réalisées ? En quoi la qualité de ces affiches revêt une importance particulière pour vous ?
A chaque fois on essaie de résumer la thématique du film. Pour Amer on était parti du côté giallo, et d’une affiche de Alla ricerca del piacere. On avait donné cette base-là à notre graphiste. Pour L’Etrange couleur…, on a fait nos recherches sur l’art nouveau on est tombé sur un artiste belge qui s’appelle Privat-Livemont qui avait fait un vitrail avec une femme qui tient quelque chose dans sa main. C’est un peu l’inverse d’Amer avec la main géante et la femme, ici c’est une femme géante qui tient un homme dans sa main. Et donc on partait plus sur une base art nouveau que giallo… tout en mélangeant les deux. Avec Amer on a tellement parlé du giallo (et on adore ce genre-là) mais certaines personnes ne voyaient pas ce qu’il y avait derrière. Là, on voulait ouvrir, le giallo est une partie importante de notre travail mais il y a aussi d’autres influences. D’ailleurs avec Amer il y a des gens qui étaient déçus parce qu’ils s’attendaient à voir un vrai giallo ou un Profondo Rosso n°2. Alors qu’on faisait le portrait d’une femme à trois moments de sa vie, qu’on parlait de plaisir, de sexualité, c’était plus de l’ordre du portrait que de l’enquête. Même s’il y avait toute l’iconographie et le vocabulaire lié au genre.
Quels sont vos projets ?
On a un troisième projet qui serait la continuité d’Amer et de L’Etrange couleur… mais qu’on ne fera pas tout de suite. L’Etrange couleur…, c’est un projet qui a duré très longtemps et nos différends ont pris de l’ampleur. On est allé à la limite de notre collaboration et du coup il faut qu’on se reconstruise un peu, qu’on arrive à se reconnecter artistiquement parlant dans un projet qui ne viendrait pas de nous, pour pouvoir achever cette trilogie.
Savez-vous si ce film bénéficiera d'une meilleure distribution qu'Amer ?
Oui. Il y aura une distribution plus importante même si ça ne sera pas celle d’un blockbuster ! En tout cas par rapport à Amer ce sera plus important. Notre distributeur pour L’Etrange couleur… croit beaucoup plus au film, il est plus impliqué dedans et l’énergie qu’il dégage fait qu’on aura une sortie un peu plus honnête que pour Amer.
Entretien réalisé le 10 janvier 2014. Un grand merci à Karine Durance.