Entretien avec Bertrand Bonello
Si le sixième film de Bertrand Bonello est un film-choc, ce n'est pas uniquement à cause de son sujet. Stupéfiant exercice de mise en scène, Nocturama prouve que le réalisateur n'a pas froid aux yeux et ne laisse rien au hasard. De Jean-Pierre Melville à Shirley Bassey, Bonello nous présente les pièces de son film-puzzle, mot qui lui tient à cœur.
Le sujet de Nocturama fait peur, mais ce qui frappe dans votre film, c'est que c'est finalement la mise en scène qui génère le plus de tension. Comment avez-vous travaillé cet équilibre si particulier entre ultra-réalisme et trouble quasi fantastique?
Cette question, c'est la principale. C'est le nœud de tout le travail que j'ai fait au moment de l'écriture, de la préparation, du tournage et du montage. C’est un travail de chaque instant, de mille détails. Comment rendre compte de quelque chose d'aussi banal qu'un trajet de métro un peu tendu, par exemple? Je cherche le bon curseur entre le réalisme et l'abstraction, le réel et la fiction, sans jamais basculer trop d'un coté ou de l'autre. Le mot de tension est bien choisi: j'ai toujours dit que j'allais davantage m’intéresser à l'action qu'au discours. On n'est pas pour autant dans un film d'action à l’américaine, mais nous aussi on peut travailler cela avec nos codes français. Les questions qui se posent alors sont vraiment de l'ordre de la mise en scène: à quel moment on lâche un personnage, on le retrouve, comment suggérer qu'il est là sans le montrer, etc. C'est un puzzle. Puzzle, c'est un mot qui me plaît bien.
La partie la plus compliquée pour moi était l'arrivée dans le grand magasin, avant le troisième acte. Il ne se passe pas grand chose à ce moment là, alors comment fait-on pour rester tendu avec presque rien? Comment quelque chose d'aussi banal qu'un mannequin dans une vitrine peut devenir inquiétant, ou provoquer un hors-champ ? Je ne réponds pas de manière très précise à votre question, mais elle résume à elle toute seule les deux ans de travail que j'ai fait sur ce film. C'est probablement le film que j'ai le plus préparé. Rien n'a été improvisé, tous les détails de mise en scène et de montage étaient déjà là au moment de l'écriture. Je sentais qu'il fallait qu'il y ait beaucoup de mouvement, de steadycam, d'accompagnement des acteurs. Vu que le sujet est délicat, il fallait que la mise en scène indique sans ambiguïté qu'on était dans la fiction. Même si le sujet fait écho à un ressenti contemporain, on est du côté du cinéma avant tout.
La structure radicale, en deux partie opposées par une coupure brutale, c'était un point de départ?
J'y ai pensé tout de suite. Je n'arrive jamais à écrire un film si je n'ai pas trouvé la structure d'abord. J'ai trouvé la structure assez simplement, et j'ai tout rédigé sur une feuille A4. Il faut que j'ai une forme qui se tienne dans son intégralité pour pouvoir me lancer. C'était la même chose sur Saint-Laurent, même si je ne l'ai pas écris seul: avant tout travail d'écriture, il a fallu trouver cette structure en trois parties, avec le saut dans le temps. Ça demande du travail, mais en général, le film terminé ressemble énormément à ce qu'il y a d'écrit sur cette feuille A4.
Le travail chorégraphique de la première partie du film saute aux yeux, car elle n'est presque faite que de déplacements, mais qu'en est-il de la deuxième partie, qui se résume à une attente statique? Comment l'avez vous préparée en terme de découpage?
Dans la première partie, il y a eu un travail géographique: on se ballade dans Paris de façon précise, les trajets de métro sont justes, etc. Il y a beaucoup de mouvements mais les personnages sont isolés. Une fois qu'ils se rassemblent, ils sont à l'arrêt, et la deuxième partie du film commence. Pour cette partie, il y a eu un travail géographique et temporel. Il fallait en permanence avoir et donner une idée précise d'où se trouvait chacun des protagonistes. C'est à partir de là qu'on pouvait reconstruire du lien entre les personnages, des liens temporels, des liens avec l'action ou même la non-action. La non-action fait d'ailleurs partie de l'action, car la base du mouvement, c'est l'arrêt. C'est une notion qu'on retrouve dans pas mal de westerns d'ailleurs. Dans Rio Bravo, on sait qu'il va y avoir une attaque, mais on ignore quand. Le temps attendu permet alors plein de choses (des digressions, des relations entre les personnages), mais il faut qu'il reste tendu.
L'utilisation de la musique, aussi différente soit-elle d'une partie à l'autre du film, participe beaucoup à générer de la tension. Étant donné que c'est vous qui composez votre propre score, comment avez-vous anticipé cet aspect-là?
Composer mon propre score, c'est effectivement quelque chose que je fais pour tous mes films, et que je fais dès l'écriture de la première version du scénario. Les morceaux déjà existants, comme ceux de la deuxième partie du film, sont également écrits dans le scénario, avec un minutage précis de début et de fin. J'avais écrit que le grand magasin devenait une sorte de juke-box, avec de la musique diégétique, écoutés par les personnages, tandis que le score appartiendrait plutôt à la première partie. En écrivant cette partie, j'ai commencé à réfléchir à des sons. Ce n'était pas tant les mélodies qui m’intéressaient que la texture des sons. J'ai commencé à chercher des textures de synthés, de sub-bass. Je ne peux pas dire que ces morceaux sont déjà terminés à ce moment-là, mais je commence à enregistrer pas mal de segments, et à la fin de la première version du scénario, j'ai la texture du film. Je finalise tout ça pendant le montage.
Quand on écrit "David marche boulevard Franklin Roosevelt", à l'image on le voit marcher sur un bout de trottoir, puis dans un autre plan, il est un peu plus loin. Comment faire pour éviter l'effet de répétition? En ajoutant une seule note, par exemple. Cela fait partie de la mise en scène, savoir quel dosage de son on va rajouter à tel ou tel moment. J'ai la chance, en composant moi-même, de pouvoir penser tôt à ces aspects-là, de pouvoir les intégrer très tôt à l’écriture. Je n'ai pas besoin d'attendre le montage pour rajouter.
Pourquoi avoir chois le morceau Whip my hair de Willow Smith?
Au départ, ce n'est pas le morceau que j'avais écrit dans le scénario. Je voulais un morceau de Ludacris avec Shareefa, que je trouve dément et un peu obscène, et en même temps hyper fort. Je voulais un morceau qui fasse un énorme contrepoint avec les images de télévision, quelque chose de très dansant. Et puis comme très souvent avec le hip-hop américain, il y a énormément de problèmes de droit, ils sont tous en procès. Il a fallu que je change. Je trouve le morceau de Willow Smith très fort en terme de production, mine de rien. Il est très catchy et très sucré, très divertissant, très entraînant, donc en contrepoint avec les images. Beaucoup de gens qui me parlent de cette scène, et je vais vous dire, pour moi c'est l'une des plus violentes du film, à cause de son apparente légèreté. L'explosion du réel devient un clip. A chaque fois que je vois le film, c'est la scène qui m’embarrasse la plus. Mais dans le bon sens du terme. Si j'avais mis une musique plus dramatique, mettons du Leonard Cohen par exemple, on aurait été dans un rapport image/son plus évident, dans la mélancolie, le drame, la tristesse. Mais d'avoir coupé ça avec ce morceau en particulier crée quelque chose de plus difficile.
A l'autre bout du spectre musical, l'utilisation faite de My Way de Shirley Bassey est tout à fait différente. C'est un peu le point d'orgue de la déconnexion du réel des personnages.
J'ai divisé le film en trois actes. IL n'y a que deux fondus au noir dans le film, c'est entre ces parties-là. Et My Way vient conclure le deuxième acte, le moment de bulle, de déconnexion. Pour moi c'est une sorte de climax parce que c'est la scène la plus irréelle, la plus théâtrale. C’est le moment où, dans ce lieu ou tout est possible, ce personnage se permet quelque chose qu'il ne ferait jamais dans le monde réel. Je ressens cette scène de façon complètement tragique, pour moi il y a quelque chose de Fassbinder ou des Damnés, dedans. La chanson a été choisie pour ça, pour le texte. J'avais en tête une scène de descente d'escalier finale, un peu comme si on était au casino de Paris. My Way me semblait le morceau parfait pour descendre cet escalier.
Aviez-vous d'autres références cinématographiques en tête, pour différents aspects du film?
J'ai un peu pensé à Melville. Ses films sont très, très impressionnants, des polars très forts, juste faits de regards, de silences, de gestes. Ce n'est pas pour rien que tous les étrangers qui font du polar, de John Woo à Tarantino, se réfèrent à Melville. J'avais plutôt des références américaines: des westerns, certains films de genre, Assault de Carpenter, Dawn of the Dead de Romero, des choses comme ça.
Est-ce que ça vous tenterait de réaliser un pur film de genre, un film d'horreur par exemple?
Oui, mais pas comme on en fait aujourd'hui. Ce que j'ai aimé dans le cinéma d'horreur quand j'étais adolescent, c'est que c'était quand même un cinéma très premier degré. Au travers du film de genre, les cinéastes mettaient en scène leur propre terreur du monde, leurs propres peurs. Ils en faisaient du grand-guignol, ou ce qu'on veut, mais leur peur était réelle. Aujourd'hui on est beaucoup plus dans le divertissement. Je ne vois pas beaucoup de ce premier degré, qui pouvait être assez naïf mais que je trouve quand même assez beau. Il faudrait parvenir à nommer nos propres peur du monde et les insérer avec naïveté dans le genre. Mais le marché du film de genre ne fonctionne plus comme ça.
N'est ce pas un peu ce que vous avez fait avec Nocturama?
L'air de rien, oui. Le film de genre, le film d'horreur, j'y pense depuis quelque temps, et je me suis récemment demandé finalement je ne venais pas d'en faire un, il y a un peu de ça effectivement.
Il y a une forme de violence à ne jamais filmer tous les protagonistes ensemble, mais toujours seuls ou par petit groupe de deux ou trois. Même si on ne s'en rend compte que rétrospectivement, cela donne un sentiment de solitude très fort.
Finalement il n'y en a qu'une seule scène où ils sont vraiment au complet, c'est le flash-back, dans la première partie. Ce n'est pas une idée qui m'est venue tout de suite, c'est arrivé à l'écriture. D'ailleurs à un moment je me suis demandé si la deuxième partie ne manquait pas un peu de scènes de groupe. Et puis finalement ce grand magasin c'est un monde, et chacun y trouve sa place de son côté, c'est une idée que j'aime bien.
D'ailleurs dans cette scène de flash-back, on croit qu'il va y avoir une explication, un discours qui les soude, mais non, c'est juste de la musique.
Oui, je suis passé par la musique et l'abandon du corps à la musique pour exprimer une idée que je n'avais pas très envie d'exprimer par des dialogues. Ce genre de scène ça passe ou ça casse. Dans d'autres films, Il m'est arrivée d'en tourner mais de ne pas les monter. Celle-la est un peu maladroite mais je trouve qu'elle passe. J'aime bien aussi les différences: chaque acteur s'abandonne à sa manière, je les ai très peu dirigés, contrairement aux autres scènes. Là, j'ai mis trois fois le morceau, on a fait trois prises, et je leur ai dit appropriez-le-vous. On a tourné à 5h du matin, ils étaient très fatigués. C'était un moment suspendu qui devait être tourné comme ça.
Est-ce que l'age des protagonistes à toujours été clair dans votre esprit?
Oui, j'ai toujours marqué "20 ans" dans mes notes. Parce que, pour moi, c'est l'age des utopies, des rêves, l'age d'une rébellion un peu naïve et romantique, mais qui heureusement existe. Ça c'est d'ailleurs confirmé lorsque j'ai rencontré des acteurs un peu plus vieux: ça ne marchait plus. Ils avaient trop de passif, et ça racontait autre chose, de finalement plus triste. Ici, il y a quelque chose de presque innocent, paradoxalement, et que je trouve assez beau. Par contre, ce dont je ne m'étais pas rendu compte, c'est que 20 ans c'est quand même hyper jeune. Au montage, dans certains gros plans de visage, je me suis rendu compte que je voyais vraiment des enfants, beaucoup plus que de adolescents. Je ne m'attendais pas à quelque chose d'aussi fort.
Cette part d'enfance qui se dévoile progressivement en eux est paradoxalement touchante et glaçante.
Oui voilà. Il y a un mélange entre quelque chose d’extrêmement grave et du jeu d'enfant, et ce mélange fabrique le film. Mais l'enfance, c'est de toute façon déjà violent.
Dans quel état d'esprit êtes vous à l'approche de la sortie du film?
C'est un film plus compliqué que les autres, c’est à dire qu'il faut l’accompagner avec plus d'attention, faire peut-être un peu plus d'entretiens. J'espère que le film sera vu pour ce qu'il est, plutôt que pour ce qu'il n'est pas. J'espère que les gens ne se priveront pas d'aller le voir à cause du sujet, parce que le film n'est peut-être pas là où on le pense. D'ailleurs je vois bien que ça se passe beaucoup mieux avec les gens qui ont vu le film que ceux qui ne l'ont pas vu. Avant de le voir, on s'en fait une certaine idée, il y a des mots qui traînent: bombe, terrorisme, peu importe...et qui donnent une image du film qui n'est pas forcément juste.
Entretien réalisé le 23 août. Un grand merci à Marie Queysanne et Charly Destombes.