Entretien avec Bence Fliegauf

Entretien avec Bence Fliegauf

Grand Prix au Festival de Berlin et Prix du jury à Paris Cinéma, Just the Wind raconte une journée dans la vie d'une famille Rom qui vit dans la peur depuis que des membres de leur communauté ont été assassinés, en Hongrie. Le réalisateur Bence Fliegauf signe un film impressionnant qui sort ce mercredi 12 juin en salles. Nous l'avons rencontré.

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FilmDeCulte : Il y a 4 ans j’ai découvert Milky Way au Festival Paris Cinéma. Just the Wind semble très différent mais j’ai eu le sentiment que là encore, vous délaissiez la narration traditionnelle pour une approche plus sensuelle. Milky Way est comme un trip, Just the Wind n’est pas raconté par une succession d’événements mais par votre attention aux détails, par la façon dont vous rentrez dans la tête des personnages. Faites-vous un lien entre votre travail abstrait sur Milky Way et votre approche d’un sujet plus concret comme Just the Wind ?

Bence Fliegauf: En fait Milky Way était un projet plus personnel. En faisant ce film, je voulais me comprendre davantage, et je suis heureux que des gens s’y soient intéressés et aient ressenti quelque chose, même si c’était un film étrange. Après avoir fait Dealer, qui est un des films les plus sombres qui soient, je ne savais pas où j’en étais, qui j’étais, ce que je pouvais faire. La démarche à l’origine de Just the Wind, c’était de tenter de comprendre quelque chose ensemble, plutôt que de plonger en moi comme pour Milky Way.

FdC : Il y a beaucoup de plans serrés sur les visages des personnages en mouvement. Ce sont des images qui créent un sentiment de menace qui peut surgir dans le champ à tout moment. Comment avez-vous travaillé sur cette tension avec votre chef opérateur ?

BF: Si les personnages marchent beaucoup, c’est lié au fait qu’il s’agit de Roms. Au siècle dernier, ils n’avaient pas le droit de circuler librement, ils ont dû créer leurs propres chemins. Ils ont toujours cette sorte de tradition même s’ils peuvent désormais circuler comme tout le monde. Enfin, ils peuvent circuler mais le bus ne s’arrête pas pour eux, ce genre de choses. Du coup ils utilisent toujours leurs propres moyens, à travers les bois, les champs. Pour moi il était important de les suivre sur ces chemins. En ce qui concerne la tension, c’est intéressant parce que j’ai l’impression qu’il y en a dans mes films même quand ça n’est pas particulièrement mon intention. Un peu comme si j’étais un réalisateur de thriller qui s’ignore ! Même dans Milky Way qui est un film absolument immobile, il y a une certaine tension, alors que ce n’était pas ma préoccupation première.

FdC : Il y a une atmosphère très oppressante dans le film. Elle vient en partie des décors, la maison de la famille, celle où arrivent les policiers avec des rideaux lourds, des couleurs étouffantes. Pouvez-vous nous parler de votre travail sur les décors ?

BF: En fait c’est moi qui me suis occupé des décors, c’est quelque chose qui me tient très à cœur. J’ai commencé à travailler dessus dès que qu’on a trouvé les lieux de tournage. Trouver les acteurs, les lieux de tournage, et savoir comment les Roms vivent, c’était une démarche très complexe, où tout était lié. Par exemple on est allé dans des écoles pour trouver des garçons et des filles de 14 ans, mais ce déplacement m’a également servi à repérer des lieux de tournage. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’on a trouvé l’actrice pour le rôle de la mère. Quant à la maison en question, c’est ce qu’on a trouvé en dernier. Au final, il a d’ailleurs fallu beaucoup improviser pour trouver des décors. On a aussi dû faire avec les différences culturelles entre Roms et Hongrois : on travaillait avec des gens qui n’avaient jamais vu un contrat de leur vie. Ce n’est pas parce qu’ils signent quelque chose qu’ils comprennent parfaitement ce que ça signifie, et ce n’est pas parce qu’ils sont d’accord un jour qu’ils le sont toujours le lendemain. On devait garder plusieurs solutions de secours à chaque fois. Ce n’est évidemment pas propre à leur seule communauté, mais c’est une chose à laquelle on a été confronté plusieurs fois. Ça, ou à du chantage.

FdC : Vous parliez de thriller tout à l’heure, nous avons récemment rencontré Aude Hesbert, la directrice du festival (lire notre entretien ici), qui nous a parlé du film comme d’un film d’horreur, ou du moins quelque chose qui s’approche du film d’horreur. Quel est votre opinion à ce sujet ?

BF: Ça me choque un peu. Pour moi, l’horreur, ça se rapporte à tout autre chose. Mais c’est sans aucun doute un thriller social. Peut-être faut-il que je sois davantage conscient de cette question de genre. Pour mon précédent film, Womb, je voulais raconter une histoire d’amour. Et je me suis retrouvé avec une sorte de thriller bizarre.

FdC : Bien que le film parte d’un fait divers, il y a beaucoup d’éléments de conte dans Just the Wind. Le père absent, la mère courage, les ogres, les bois hantés, des enfants perdus… Était-ce intentionnel, était-ce une façon pour vous de vous détacher de la reconstitution ?

BF: Ce sont des archétypes. Quoiqu’on fasse, ils sont là. Certains réalisateurs tentent de s’en éloigner le plus possible mais pas moi. Ces archétypes structurent comme vous le dites cette sorte de conte de fées, c’est quelque chose que j’accepte, un peu comme ce que je vous disais au sujet du thriller. Et puis j’aime ça. Je me rappelle quand mon père me racontait un nombre incalculable de contes des frères Grimm, des vieux contes hongrois, et j’adorais ça. Mon grand frère et moi on était toujours impatients d’entendre des contes très longs. C’est quelque chose qui est profondément ancré en moi et qui se trouve dans le film.

FdC : La fin du film est extrêmement impressionnante. Et très froide. Vous étiez-vous posé des barrières dans la représentation de la violence ?

BF: J’étais sûr d’une chose : je ne voulais pas montrer les meurtriers. Vous voyez ET ? Ou Tom & Jerry ? Dans toute la première partie de ET, on ne voit que les enfants et aucun adulte, et quand ceux-ci apparaissent, on ne les aperçoit que par bouts. C’est pareil dans Tom & Jerry, on ne voit jamais leur maître. Je crois que j’ai toujours voulu faire un film où l’on ne voit pas celui dont on parle. Je n’en avais pas forcément conscience mais maintenant qu’on en parle, c’est un peu comme pour En attendant Godot de Beckett, qui est une métaphore sur Dieu. Sur sa présence, sur l’immanence, sur ce qu’on sent mais qu’on ne peut voir. Je pense que c’est la même chose avec la partie la plus sombre de la société. Si l’on montre précisément, une photo par exemple, on provoque l’émotion. L’empathie. Pour moi ça posait problème. Si l’on fait son job convenablement, peu importe que les personnages soient bons ou mauvais, le public doit les aimer. C’est une règle pour les polars, pour les thrillers. Si le public n’aime pas le méchant, il ne prendra pas de plaisir au film. Mais dans ce film, ça aurait été immoral. D’un point de vue éthique, je ne pouvais pas faire ça. Le mal est tapi et menaçant mais on ne le voit pas.

Vous avez peut-être vu le procès de Ceausescu. En Hongrie, tout le monde le détestait. Mais après cette espèce de spectacle à la télé, j’ai eu de l’empathie pour lui. Je suis totalement contre l’idée de tuer quelqu’un, ou de justifier le fait de tuer quelqu’un parce qu’il a lui-même pris la vie d’autres personnes. Mais il y a un danger : si on montre ce type de personnage, on va finir par l’aimer. Je voulais dédier ce film aux victimes de cette tragédie. Pour la mémoire. Du coup pour ces raisons j’ai décidé de ne pas montrer les meurtriers.

FdC : Est-ce que pour vous Just the Wind, plus que sur le racisme, est un film sur la peur ?

BF: C’est un peu sur le racisme, c’est encore plus sur la xénophobie, c’est davantage encore sur les préjugés, et encore plus sur la peur. Pour avoir peur, il faut d’abord avoir des préjugés. Avec les préjugés viennent les stéréotypes, les généralisations, les choses qui empoisonnent la pensée. Puis viennent la xénophobie et le racisme. Au sujet de la peur, pour citer Nick Cave : « he’s a god, he’s a ghost, he’s a guru ».

FdC : Il y a quelque chose de symbolique dans le titre du film. Comment l’avez-vous choisi ?

BF: Le titre original était Crows Fly. Les corbeaux, c’est un terme d’argot pour désigner les Roms, mais peu de gens connaissent cette expression. Je trouve ça très beau, j’adore les corbeaux et j’adore les tziganes. Ils partagent un aspect mystérieux. Puis il y a ce dialogue en fin de film, où l’on entend un bruit et la mère dit « Ne t’inquiète pas, c’est juste un hérisson ». Parce que ces créatures peuvent faire des bruits très étranges. Puis on s’est dit que ça ferait peut-être un titre un peu drôle. On a changé le dialogue à la post-prod, le visage de l’actrice n’était pas filmé de face. Finalement, elle dit : « C’est juste le vent ». Je trouve que c’est un titre très poétique qui correspond au film. C’est un film très sentimental comparé à mes précédents longs métrages.

FdC : Avez-vous été influencé par des réalisateurs ou des films en particuliers pour faire Just the Wind ?

BF: J’aime beaucoup les frères Dardenne. Je pense que si on fait quelque chose qui se rapproche du cinéma social, il n’y a pas forcément beaucoup de façons de faire. Ils représentent un peu le sommet du genre. Il y a peut-être quelque chose d’un peu trop sec, cérébral dans leur cinéma pour moi, mais je les aime beaucoup. Cela dit je ne parlerais pas d’inspiration, c’est plutôt que ça m’a donné du courage : s’ils l’ont fait je peux essayer de le faire. Quand j’ai fait mon premier film, je ne connaissais rien aux frères Dardenne. J’adorais le cinéma de Cassavetes.

J’avais le sentiment que ce film devait être sensuel, quelque chose de physique, sur la peau, leur couleur, sur la nature qui encercle les personnages. C’est un film d’été, je voulais qu’on ressente la chaleur. C’était un plaisir de faire ce film, vraiment.

FdC : Comment le film a-t-il été accueilli en Hongrie ?

BF: Très bien. Tous les médias libéraux l’ont aimé. C’était leur obligation (rires). Ça a été aussi du côté des conservateurs. Ils n’ont pas trouvé que c’était un film tendancieux, ni que c’était un pamphlet libéral. Généralement ils pensent que je suis juif, et tzigane en même temps. En fait même les extrémistes ont bien reçu le film parce que pour eux il était difficile d’être contre, au risque d’être associés aux meurtriers du film. En général, les gens racistes pensent que tuer c’est aller trop loin mais qu’il faut faire quelque chose. En tout cas ils ont vu le film, et c’était mon but : tendre un miroir vers une société profondément raciste.

FdC : La situation du cinéma hongrois, de ses moyens de production semble désormais très compliquée. Comment les réalisateurs hongrois, et vous-même, voyez-vous cette situation ?

BF: C’est difficile parce que le nouveau système est tout à fait anti-démocratique. C’est une structure pyramidale avec au sommet Andy Vajna, qui a produit Rambo ou Basic Instinct. C’est un sacré menteur, qui est revenu travailler en Hongrie mais qui n’a aucune idée de la façon de produire des films en Europe. Pourtant c’est un businessman intelligent, entouré de conseillers compétents qui ont pris certaines bonnes décisions. Et d’autres moins bonnes. Ils emploient par exemple des script-doctors, et je suis contre ça. Nous autres réalisateurs, devrions sauter sur la première occasion d’attaquer cette structure, mais on ne peut pas puisqu’ils nous soutiennent. Notamment les réalisateurs de la nouvelle vague comme Kornel Mundruczo ou György Palfi. De mon côté, je vais faire un film totalement expérimental et je suis très curieux de voir leurs réactions.

FdC : Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet ?

BF: Il s’agira d’un film à la fois apocalyptique et expérimental, tourné avec 5 collaborateurs très jeunes (l’un a 18 ans, un autre 19), pour un budget pratiquement inexistant.

Entretien réalisé le 3 juillet 2012

Notre critique de Just the Wind

par Nicolas Bardot

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