Entretien avec Amat Escalante

Entretien avec Amat Escalante

Prix de la mise en scène à la Mostra de Venise, le Mexicain Amat Escalante signe avec La Région sauvage un long métrage stupéfiant raconte l'histoire de quelques personnages dont l'existence va être bouleversée par une étrange cabane cachée dans les bois. Le cinéaste nous a accordé sa première interview à la presse française en septembre dernier à l'occasion de l’Étrange Festival. La Région sauvage sort ce mercredi 19 juillet: entretien au sujet d'un des plus fascinants ovnis de l'année...

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La Région sauvage est un film particulièrement étrange et inhabituel. Comment est-il né?

La première graine du film, ce doit être une histoire qui s'est passée dans ma ville et qui a été relatée dans un hebdomadaire habitué aux unes très graphiques et choquantes, montrant des morts, des accidents etc. Cette une titrait « Un pédé retrouvé noyé ». C'était les mots employés. Il se trouve en plus que la personne en question était infirmier, que son métier était d'aider les gens. Mais ce n'était pas précisé dans l'accroche qui s'est limitée à un vocabulaire injurieux, et ça n'a pas semblé choquer grand monde. Ce manque total de respect a quelque chose à voir avec nos sociétés, notamment sur le refus de la différence et des orientations sexuelles différentes. C'était l'un des points de départ de La Région sauvage. Sur ce refus d'accepter que les gens vivent librement. L'un des personnages du film est un homme qui n'accepte pas ses vrais désirs et besoins. Qui est avec sa femme simplement parce que la société le lui a dicté. Le film parle de désir sexuel, de libération, d'honnêteté envers soi-même. Et la violence qui en découle lorsque cela ne fonctionne pas est l'essence du film. Je ne suis pas un réalisateur à message, mais La Région sauvage vient de là.

La créature n'était pas là dès le départ, il n'y avait rien qui venait d'un autre monde... mais cela avait du sens dans le film. Que quelque chose vienne représenter ce qui est réprimé, qui fonctionnerait comme une métaphore. C'était aussi une manière d'expérimenter sur un genre différent des drames sociaux réalistes et sombres que j'ai réalisés. Le fantastique devait néanmoins être traité de la façon la plus réaliste possible. Il y a des éléments surnaturels, mais tout doit être authentique et crédible. C'était l'un des risques de ce jeu entre les genres.

Le premier plan du film est très surprenant. A quel moment y avez-vous songé pour débuter cette histoire ?

Cette image est venue avant l'idée de la créature. A vrai dire, initialement, je voulais un plan de la Terre vue de très loin, avec une caméra qui se rapproche petit à petit, mais c'était peut-être un peu prétentieux (rires). C'était comme une prémonition sans que tout soit clair dans ma tête à l'époque. Cela avait du sens d'avoir cette météorite. La première idée n'était pas d'avoir une créature extraterrestre, mais un élément tangible qui pouvait servir d'une certaine manière de justification « scientifique » : une météorite vient de quelque part dans l'univers, creuse un cratère, les animaux sont attirés par le lieu etc...

Pendant La Région sauvage, je me suis demandé combien de films pouvaient m'emmener si loin en l'espace de 2 ou 3 scènes. Est-ce une sensation à laquelle vous vous intéressez particulièrement en tant que réalisateur ?

C'est difficile à dire car beaucoup de choses arrivent au montage. Au début, le script était beaucoup plus ancré « sur terre ». Sans élément de science-fiction. Pendant 30 à 40 minutes, c'était un drame social, avec certes du mystère et de la tension. Mais au premier montage, je n'étais pas convaincu par cette construction. Nous avons modifié le début. L'image de la jeune femme, le deuxième plan du film, n'arrivait originellement qu'au bout de 45 minutes. J'ai décidé d'être plus clair sur le type de film qu'est La Région sauvage, sans apporter d'explications pour autant. Je souhaitais plonger le spectateur dans l'univers du film bien plus tôt. Sans spoiler, montrer la créature s'approcher de l'entrejambe du personnage me semblait plus honnête. Dans de l'horreur conventionnelle, cela arriverait plus tard, mais mon film n'était pas vraiment pensé comme un film d'horreur conventionnel. Le timing ici est différent. Le début montre des éléments qui vont être exploités ensuite, mais sans les expliquer.

C'est la première fois que vous collaborez avec le directeur de la photographie Manuel Alberto Claro (collaborateur récurrent de Lars Von Trier). Comment l'avez-vous rencontré et choisi ?

La Région sauvage est une coproduction danoise. Notre productrice Katrin Pors a étudié à Cuba, a vécu en Colombie et au Mexique – elle est Danoise mais aussi très Latino-Américaine. Elle m'a contacté et c'est elle qui m'a suggéré Manuel Alberto Claro ainsi que d'autres membres de l'équipe technique venant du Danemark. Je lui ai envoyé le script, qui lui a plu, et ça a débuté comme ça. Je connaissais déjà son travail. Tous mes films ont un directeur de la photographique différent, ce n'est pas volontaire mais ça s'est passé ainsi. J'avais vu ce nom latino au générique de films danois, il est en fait originaire du Chili mais il est parti vivre au Danemark dès l'âge de 4 ans. Je dois citer également Peter Hjorth qui a supervisé les effets spéciaux, a travaillé sur la créature et les animaux. C'est quelqu'un de très talentueux qui a beaucoup donné au film et ç'aurait été difficile pour moi de trouver un équivalent au Mexique. Il a travaillé sur Antichrist qui impliquait déjà des effets sur des animaux ; en fait il collabore avec Lars Von Trier depuis Dancer in the Dark jusqu'à aujourd'hui. Il a, comme Manuel, beaucoup d'expérience et de talent.

Comment avez-vous envisagé le design de la chose ?

Ce n'était pas évident de créer cette chose à partir de rien – mais c'était aussi un processus intéressant. Au début, c'était très différent. Elle ressemblait à une espèce de créature comme on en trouve au fond des océans, une sortie de raie. Mais ce n'était finalement pas très intéressant dans les scènes qu'on voulait tourner. Je voulais quelque chose qui fonctionne mieux visuellement, qui puisse saisir une personne. Le design a essentiellement été pensé en rapport avec ce qu'on voulait que la chose fasse. Elle a été dessinée par Morten Frølich Jæger.

Dans l'idée de maintenir le mystère et la tension, aviez-vous peur d'en montrer trop... ou au contraire de ne pas en montrer assez ?

Je n'ai jamais peur d'en montrer trop. Dans mes films, il n'est pas tant question d'en montrer « trop », mais plutôt de montrer plus que ce qu'on attend, sans détourner le regard. C’est ma façon de faire. Cacher, jouer avec le montage afin de ne pas voir, ce serait aller contre mes intuitions et mon désir. J'aime voir les choses qu'on ne doit pas voir, et j'aime donner cette sensation au public. C'est très présent dans mes films, en ce qui concerne la violence, le sexe mais aussi tout le reste. En l'occurrence, c'était difficile à accomplir ici car cela coûtait cher. On a donc dû faire avec le minimum. Hitchcock disait que moins on voit, plus c'est puissant. C'est vrai ! Mais que se passe t-il lorsqu'on voit vraiment et qu'on prend le temps d'observer ?

>>> ATTENTION : la prochaine question évoque un élément surprenant de l'intrigue.

L'une des scènes les plus marquantes du film est celle de l'orgie animale. Sans l'expliquer, que souhaitiez-vous éveiller comme sensations avec une telle scène ?

C'est une question de magnétisme animal. La représentation d'un instinct animal aussi basique que la reproduction. C'est une image qui me vient... de je ne sais où. L'endroit que l'on voit est un lieu où je marche, où j'écoute de la musique... Ça a dû venir ainsi. J'ai souvent des images qui me viennent en tête et que j'essaie d'exploiter ensuite dans mes films. Ici, je voulais également montrer que ce lieu pouvait instinctivement attirer les animaux.

Dans vos précédents films, les personnages n'avaient pas moyen d'échapper à la violence sociale. Dans La Région sauvage, il y a une solution, mais elle vient d'un autre monde. Diriez-vous que La Région sauvage est un film plus optimiste que vos précédents ou est-ce l'inverse ?

Non, j'espère qu'il est plus optimiste. Je voulais que La Région sauvage soit positif, optimiste même si ça n'est pas toujours évident avec une telle histoire. Je voulais faire un film sur une femme (ou les femmes en général) et l'émancipation, la prise de pouvoir, la libération de l'oppression. C'est un vrai problème au Mexique et dans beaucoup de pays : le machisme, l'agressivité des hommes, la maltraitance des femmes. Il y a une vraie crise chez nous avec beaucoup de femmes qui perdent la vie, qui sont torturées. C'est aussi un film là-dessus. Je voulais filmer cette quête de liberté par une femme, tout en restant dans un contexte réaliste. Et si je n'ai pas d'enfants, je sais que l'amour pour ses enfants peut emmener un personnage très loin, et peut aussi le faire avancer.

Du coup ça ne vous semble pas curieux si je vous dis que la fin, pour moi, est un happy ending ?

Oh non ! Elle se débarrasse de tout ce qui pose problème dans sa vie. On ne sait pas ce qui va arriver avec sa nouvelle addiction, son nouvel « amant », mais j'espère que le dénouement est heureux. Je suis moi-même heureux que vous disiez ça !

Gaspar Noé, lors de la présentation du film, a indiqué qu'il avait vu une première version du film avant Cannes, puis une seconde version un peu plus tard. Pouvez-vous nous dire quelles étaient les différences ?

Généralement, après avoir filmé, je fais une coupure de deux mois, puis je monte pendant au moins six mois. Donc il se passe au moins huit mois après le tournage. Gaspar a vu un premier montage au bout de quatre mois, mais on a tourné ensuite de nouvelles scènes pour que le film soit plus « complet ». Il y a eu une nouvelle version quatre mois plus tard, et je ne pouvais pas précipiter les choses, c'était un projet assez compliqué. On voit ce dont on peut avoir besoin au montage, on tourne une semaine d'ajouts à intégrer, on retravaille les effets etc.

A Venise, vous avez expliqué que la fiction était un outil pour trouver des réponses au réel. Diriez-vous la même chose du fantastique ?

Bien sûr. D'une certaine manière, on vit dans nos fantasmes sans le remarquer. Beaucoup de choses de la vie réelle se déroulent dans notre tête. A vrai dire, on comprend certainement mieux le réel de cette façon, et le fantastique peut, de la même manière, être libérateur dans les films. Je viens de voir une version restaurée de Zombie de Romero à Venise. C'est un film que j'ai vu beaucoup de fois. Lorsque je vais dans un centre commercial, aujourd'hui, j'ai l'impression d'être dans Zombie, avec des gens qui, comme des morts-vivants, marchent lentement en regardant leur portable, ne prêtant aucune attention à la vie autour d'eux. Romero parlait de ça avec pertinence il y a presque 30 ans, bien mieux que des films réalistes.

La Région sauvage est un film fantastique, un film d'horreur d'une certaine manière. Êtes-vous un fan du genre ?

Oui, j'aime beaucoup le cinéma d'horreur. J'aime aussi la science-fiction comme Robocop ou Alien. L'un de mes favoris est Possession de Zulawski avec lequel La Région sauvage entretient des rapports. J'adore Cronenberg, Argento. J'adore Shining de Kubrick, qui est aussi un film où l'on montre peu. Mais il parvient à atteindre une sensation d'effroi qui vous emmène vers l'horreur, l'étrange, le glauque sans être gore. J'aime beaucoup Massacre à la tronçonneuse, surtout la deuxième partie et là où le film nous emmène visuellement. C'est très beau, pour moi, d'emmener le public dans ce type de ride, pas seulement dans l'horreur. C'est raconter des histoires visuellement qui m'intéresse, et c'est un élément essentiel du cinéma d'horreur, plus que dans des drames traditionnels.

Entretien réalisé le 11 septembre 2016. Un grand merci à Xavier Fayet.

par Nicolas Bardot

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