Tueurs (Les)

Tueurs (Les)
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A Brentwood, une petite ville du New Jersey, deux tueurs à gages débarquent dans le seul but d'abattre Pete Lunn, un ancien boxeur. Dans sa chambre d'hôtel, ce dernier attend son heure et est tué froidement de plusieurs balles dans le corps. Lorsque James Reardon est désigné par la compagnie d'assurances pour mener sa propre enquête, le passé et les secrets bien gardés de Pete ressurgissent...

DE SANG-FROID

D'une éblouissante maîtrise formelle, Les Tueurs frappe aussitôt par sa retenue et sa sècheresse méthodiques. Le prologue, glaçante mascarade, sinistre rituel de mise à mort, prépare déjà l'intrigue cloîtrée. Dans un minuscule "diner", deux tueurs impassibles s'approprient les lieux insidieusement, prennent en otage le client et le cuisinier qui n'opposent aucune résistance, surveillent le moindre interstice, la plus petite ouverture, entrée, fenêtres, miroir, portes coulissantes. Averti de l'arrivée imminente de ses deux bourreaux, Pete Lunn "le Suédois" (Burt Lancaster, magnétique) n'oppose lui non plus aucune résistance. Trop las pour fuir, trop lâche pour lutter. Tout est perdu et joué d'avance. Il règne sur le film de Robert Siodmak un pessimisme visqueux, une apathie telle qu'aucun des narrateurs successifs ne semble en mesure de résister. Pas même un boxeur, qui livre un piteux dernier combat et croupit en prison pour les beaux yeux d'une mante religieuse. Composé de flash-backs et d'une maigre enquête linéaire, Les Tueurs ressemble à un traité aride du film noir, dont il remue tous les accessoires, à un automate parfaitement articulé, mais sans fièvre ni passion. L'intérêt porte moins sur un héros (résigné) ou une énigme (dérisoire) que sur la manière dont Siodmak dépouille le genre de ses convictions.

L'IMPASSE

Pourtant, le film exerce une continuelle fascination. Fascination pour ce flegme presque hautain, une enquête à reculons et sans bravoure, une sirène discrète et hypnotique qui aspire tous les regards. Fascination pour les compositions pointilleuses d'un formaliste obsédé par le cadre et l'espace. Héritier de Fritz Lang et de l'expressionnisme allemand, Siodmak théâtralise à l'excès les apparitions de chacun, foudroie la réalité, cisèle la lumière, trace des diagonales et des perpendiculaires à l'infini. On ne compte plus les jeux de symétrie du film, les ombres parallèles, les silhouettes alignées comme des poupées russes, les visages zébrés et les reflets siamois, les quadrillages et les fractions. La singularité des Tueurs repose pour beaucoup sur cette souveraineté mathématique de la mise en scène. Siodmak ose même un superbe plan séquence filmé avec une grue, dans lequel on assiste au déroulement, étape par étape, d'un cambriolage, de l'entrée anonyme dans une usine à la fuite précipitée en voiture. En fond sonore: la voix atone d'un assureur qui lit une coupure de presse relatant le fait divers. Dans Les Tueurs, le décalage est permanent. Le héros est déjà mort, le prologue ressemble à un épilogue, l'épilogue double la séquence d'ouverture en ressuscitant les tueurs, écartés le temps de l'enquête. Sournois, déconcertant, Les Tueurs n'a rien perdu de son acidité.

par Danielle Chou

En savoir plus

Interactivité :

Carlotta ne fait pas les choses à moitié. Les Tueurs bénéficie d'une magnifique édition collector limitée. Luxueux digipack en carton, vernis brillant, titre en relief, superbes photos retouchées sur les volets. L'objet du désir contient 2 DVD: un premier dédié au film (proposé en version originale sous-titrée et en version française, son mono ou DTS, format 1:33 respecté) et aux bandes-annonces, un deuxième consacré à des bonus passionnants (4 analyses, 1 document d'époque, 1 court métrage et, détail non négligeable, le livret collector de la nouvelle d'Ernest Hemingway dans son intégralité).

Hemingway / Siodmak (23 min)

Enseignante à l'université Paris X, Marguerite Chabrol mène une étude comparative très complète sur le film de Robert Siodmak et la nouvelle d'Hemingway qui l'a inspiré. Publié en 1927, après son premier grand roman Le Soleil se lève aussi (1926), ce court récit contient déjà les thèmes fétiches de l'écrivain américain: la mort inéluctable, le héros impassible (souvent un sportif ou un aventurier), la solitude dans un monde flottant et chaotique. Découpée en plusieurs chapitres, l'étude relève les différences notables entre le scénario d'Anthony Veiller (plus dynamique et plus rationnel) et la nouvelle très dialoguée, propice à une adaptation cinématographique (plus kafkaïenne et plus ironique). Très instructif, cet entretien nourrit d'entrée la vision du spectateur.

Entretien avec Hervé Dumont (16 min)

Entrecoupée d'extraits du film, cette deuxième analyse s'avère toute aussi pertinente. Directeur de la Cinémathèque suisse et auteur de l'essai Robert Siodmak, le maître du film noir, Dumont revient sur la genèse et la portée des Tueurs, qui a véritablement lancé les carrières de Burt Lancaster et d'Ava Gardner. Parmi les anecdotes savoureuses, on apprend que le scénario a été en grande partie écrit par John Huston, alors sous contrat avec la Warner et donc non crédité au générique, que Burt Lancaster, rusé comme un renard, s'est fait passer pour plus bête qu'il n'était durant le casting afin de coller au personnage, que ce même Lancaster a reçu les coups non simulés d'un boxeur professionnel pour les besoins du film, qu'Ava Gardner, très peu sûre d'elle, a été mise sous pression par Siodmak pour la scène finale. Dumont désarticule un film d'une subtile complexité: la mise en scène clinique, à la limite du documentaire, la photo violemment contrastée, les 11 flash-backs sous influence de Citizen Kane, l'absence de héros, la fin du couple romantique hollywoodien, la figure nouvelle du gangster dénuée de toute caricature, l'équilibre parfait entre les différents narrateurs. On apprend en outre que le film, en raison de sa violence qui jaillit dès l'ouverture, s'est vu interdire des cinémas dans plusieurs pays.

Expressionnisme en noires et blanches (16 min)

Autre temps fort des bonus, une lecture musicale du film par Christian Lauliac qui n'apparait ici qu'en voix-off. Un montage habile permet de suivre l'étude d'une oreille plus attentive. Très différente des compositions de l'époque, la partition théâtrale et millimétrée de Miklos Rozsa joue un rôle prépondérant. Utilisée avec parcimonie, la musique sert de révélateur, d'accélérateur, de narrateur omniscient, elle cristallise la violence des tueurs, scelle la destinée de Pete Lunn "le Suédois", agit comme le choeur antique d'une tragédie.

Le boxeur sans confession (15 min)

Spécialiste du cinéma hollywoodien, Pierre Berthomieu s'attarde sur le personnage incarné par Burt Lancaster, le fantômatique Pete Lunn, réduit à une vague silhouette dans la nouvelle d'Hemingway. Ici, c'est un mort en sursis, un boxeur défait qui s'humilie, se dénonce et sombre dans la déchéance. Comme Fritz Lang, Robert Siodmak est un cinéaste de l'architecture qui soigne la profondeur de champ, exécute des chorégraphies parfaites, trace des lignes obliques pour mieux emprisonner ses acteurs dans des plans fixes d'une majestueuse austérité. Lauliac apporte également un éclairage intéressant sur le personnage d'Ava Garner, l'incarnation de la femme fatale.

Les Tueurs version radiophonique (30 min)

Fin des années 40, début des années 50, l'émission Screen's Directors Playhouse proposait des versions radiophoniques de films à succès. Les Tueurs a ainsi fait l'objet d'une adaptation audio, dans laquelle Burt Lancaster reprend son rôle aux côtés de Shelley Winters (La Nuit du chasseur) qui joue les vamps à la place d'Ava Gardner. Ces archives sonores sont illustrées par des images du film. Robert Siodmak intervient brièvement au début de l'émission.

Les Tueurs d'Andreï Tarkovski (19 min) Une autre rareté: un beau court métrage co-réalisé par Tarkovski (avec Alexander Gordon et Marika Beiku) en 1956, lors de sa troisième année à l'Institut national russe de cinéma. Le court réduit l'intrigue à trois séquences: l'arrivée des tueurs dans le snack (un long prologue menaçant, parfaitement orchestré), Nick Adams alertant "le Suédois" dans sa chambre d'hôtel, le même Adams de retour dans le snack.

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