Tsai Ming-Liang: La Rivière, Vive l'amour
La Rivière: Hsiao-Kang souffre d'un mystérieux torticolis qu'aucun médecin ne peut soigner. La maladie le rapproche de son père.
Vive l'amour: Hsiao-Kang, Ah-Jung et Mei partagent un même appartement sans se connaître.
LA RIVIERE: PERIL EN LA DEMEURE
Hsiao-Kang se jette à l'eau. Son corps flotte à la surface, une réalisatrice (Ann Hui) lui demande de simuler un cadavre. Le jeune homme s'exécute mais son apathie est telle qu'elle effraie l'équipe de tournage. Peut-on sembler plus mort qu'un mort lui-même? Nocive et pâteuse, la rivière en question laisse présager des tourments à venir. De cette baignade interdite naît une étrange douleur à la nuque, si insupportable qu'elle finit par infecter les relations, engourdir les sentiments, et traverser de part en part une famille déjà disloquée. Cette douleur, c'est à la fois l'épidémie occulte de The Hole, la tristesse impassible de Vive l'amour et le deuil du père d'Et là-bas quelle heure est-il? Tsai inflige au corps de Lee Kang-Sheng des torsions pénibles et grotesques. Hsiao-Kang arbore une minerve et imprime au récit sa démarche gauche et saccadée. Les boitillements du personnage ne font que souligner le déséquilibre et la détresse voilée des parents. Chez Tsai, la famille a perdu sa vertu consolatrice. Père, mère et fils ne s'adressent plus la parole, le foyer soigneusement scindé en trois cloisons distinctes n'abrite que des étrangers. La main du désir se révèle incestueuse, les étreintes machinales renvoient à la solitude de chacun. L'eau, toujours elle, s'insinue partout, symbole d'une sexualité insatisfaite, véhicule du mal-être. Aussi limpide et oppressante que les coeurs sont asséchés.
VIVE L'AMOUR: LE SILENCE EST D'OR
A l'image de May Lin qui éclate en sanglots dans un plan-séquence éreintant, la mise en scène de Tsai Ming-Liang s'affranchit de tout superflu et va au bout de sa logique abstraite et déliquescente. L'action minimaliste, méticuleusement pensée et chorégraphiée, se suffit à elle-même. Puisque les personnages vivent reclus et ont perdu toute aptitude à converser, les dialogues appauvris ne présentent plus le moindre intérêt. La bande-son ne restitue que le bourdonnement de la foule, le raffut des perceuses et les siffllements d'une tuyauterie défaillante. Qu'une femme pleure sans discontinuer, qu'un intrus embrasse un garçon assoupi, Vive l'amour traduit par des mouvements simples et abrupts des émotions houleuses et bien trop ambivalentes pour être réduites à des mots. Les déplacements, la langueur, le magnétisme des acteurs se rapprochent du mime et des jeux d'ombre, à mi-chemin entre la comédie burlesque et la suggestion théâtrale. Dans un Taiwan étrangement dépeuplé où la crise du logement coïncide avec un profond désarroi, la chair est devenue un élément du décor, un mur imperméable au plaisir. Dans ses tableaux "hygiéniques" de la monotonie urbaine, Tsai Ming-Liang en montre la valeur purement utilitaire. Le rituel du bain, les longs repas et les émissions culinaires prennent ainsi une importance décuplée. May Lin, Hsiao-Kang et Ah-Jung ne sont plus que des corps-récipients qu'on emplit d'amertume pour les vider aussitôt auprès.