Chats Perchés
Trois thèmes, consanguins, nourrissent le cinéma de Chris Marker : l’oubli, l’histoire et la mémoire. Mémoire collective, temps et cinéma, collusion de ces petites choses « qui font battre le cœur » et des grands événements… La thèse de Marker, martelée de film en film, depuis Les Statues meurent aussi, veut que, sans poétique, l’Histoire meure. Tel est le credo documentaire volontairement subjectif du cinéaste : voici ce que j’ai vu, moi, comment je l’ai vécu et comment, sous vos yeux, je le réinterprète. Malicieusement présenté comme un film mineur, Chats Perchés, dernière réalisation en date de l’auteur de La Jetée, résonne comme un manifeste a posteriori, un mode d’emploi appliqué au contemporain de la méthode Marker. Un journal intime, donc, moi dans le monde, répondant, ainsi que remarqué par Emmanuel Chicon dans L’Humanité du 4 décembre 2004, à la définition d’autoportrait donnée par Michel Beaujour dans Miroirs d’encre : « Une déambulation imaginaire au long d’un système de lieux dépositaire d’images-souvenirs. »
NOUS AVONS UN MESSAGE
Poétisation du réel, rapport moi/monde, errance digressive, jeu sur les potentialités fictionnelles et les artifices du cinéma : tout Marker est dans Chats Perchés, sous des atours faussement futiles. L’ouverture, ludique et moderne : « Vous avez un message », nous dit Marker, familier, on le sait, de la forme épistolaire. Ou plutôt, Marker (identifié par l’image du hibou) en a reçu un et nous en fait part. A moins que le film, lui-même, ne soit ce message, adressé au spectateur. De même, la « fiche d’inscription » que l’écran nous tend pourrait être la nôtre, qui acceptons de confier notre attention au film et d’être « libéré au plus tard » dans cinquante-neuf minutes. En l’espace de quelques plans, en tout cas, nous voici sur la voie : modernité d’un film inscrit dans son temps historique (synthétiseur vocal, courriel, DV, métro et flashmob), mais également dans son temps physique (ponctualité de l’horloge parlante et horaires précis). Mais c’est aussi à un film modeste que nous sommes conviés : caméra à hauteur d’homme, au poing, détours par le territoire des petits riens et de la quotidienneté. La mise en images, donc mise en scène, du flashmob, résume le tout. Le texte, en off, donne les indications aux acteurs, tandis que la caméra fait des choix de cadrages et de montage afin de restituer cette impression de mise en place d’un dispositif : pas de plans d’ensemble, mais un morcellement d’indices, de gros plans de jambes arpentant le pavé, de montres à des poignets, de parapluies parés à s’ouvrir au signal. Marker précède donc l’événement, observe sa naissance dans le détail et ne filmera pas sa mort, préférant inscrire le mouvement circulaire du flashmob dans celui du film. Mais déjà, une minute et demie après le début du documentaire, autre chose se dessine en un plan sur un clochard couché au sol, brisant la naissance du mouvement. La caméra, qui suivait le pas décidé d’un flashmobeur sur le parvis, freine et s’arrête, un bref instant, sur ce gisant immobile, indifférent au fil mouvant du temps. Et le réalisateur, qui prétendait en note d’intention avoir voulu échapper, cette fois-ci, au film politique, de voir le social s’immiscer, grain de sable, dans son dispositif — et bientôt s’y imposer, en toile de fond. Le clochard est donc hors du mouvement lancé par la musique et la caméra, hors de la belle frivolité ludique du flashmob. Hors du temps, hors du monde ? Sûrement pas hors du cadre. Et si cette légèreté revendiquée par Chats Perchés ne l’était qu’en trompe-l’œil ? La voix off nous invite à patienter, « …en continuant à [nous] promener… ».
Survient alors un premier carton, blanc sur noir, qui pourrait valoir comme titre au film : « Et tout ça sous le regard d’un chat. » Marker marque une première pause : l’impersonnelle voix off s’est tue ; le réalisateur, ou en tout cas l’auteur du journal de bord qui se déroule sous nos yeux, prend le relais, par l’écrit. Le spectateur est cette fois pris à parti, rendu complice. L’image, quant à elle, l’interpelle directement, via un long zoom sur le premier d’une longue série de chats jaunes, imperturbablement souriants, yeux grands ouverts. Le voici donc témoin de ce témoin, spectateur regardant ce chat en train de regarder et qui, de fait, lui renvoie son regard. Regard qu’habituellement il faut chercher minutieusement si l’on veut le voir nous regarder, mais qui est ici rendu visible par l’artifice numérique. « UN CHAT ? » hurle le carton suivant. Oui, un chat, qui se cache dans les angles, les jeux de miroirs, les coins, les perspectives et que la caméra joue à nous dévoiler. Mais avant cela, puisque le montage, on vient de le voir, dévoile : « FLASHBACK ». Des toits parisiens, c’est-à-dire de moi à l’endroit où j’étais l’instant d’avant, on glisse, par un fondu enchaîné jamais achevé, une surimpression réversible comme le temps sur une table de montage, à l’embrasement des Twin Towers, c’est-à-dire au monde tel qu’il était ailleurs, sous d’autres latitudes. Ou la théorie du battement d’aile du papillon expliquée par le montage. Le carton suivant fait déjà entrer les événements dans le champ du souvenir, puisqu’on en revient à « Paris novembre 2001. » L’image (ce vrai-faux fondu enchaîné), le son (un grincement martial de cornemuses) et le texte (« L’écho des cornemuses de septembre était encore dans l’air ») en sont les témoins, les archivistes et les acteurs.
C’EST TOI LE CHAT
Mais les chats, eux, sont toujours présents, quelle que soit la couche pelée de l’oignon qu’est ce film-palimpseste. Puisqu’il est dit qu’on ne verra rien d’autre que les contours du souvenir de ces images vues, revues, usées, vidées de leur sens, Marker d’abord les détourne en en modifiant la géographie, puis en nous faisant espérer autre chose en elles. C’est le début d’une succession ludique de vignettes urbaines où se dissimulent, espiègles, les chats. « C’est le propre des dessinateurs de tags d’aller nicher leurs œuvres dans des endroits impossibles. On se demande comment ils ont fait et puis on pense à autre chose. Leur travail hâtif est par définition périssable. Mais ce chat-là n’était pas l’œuvre d’un tagueur pressé. On eût dit qu’il était là depuis toujours, suspendu au ciel bien avant que ne soient construits l’immeuble, ses six étages et sa cheminée. Qu’il était fait pour durer et que, vraiment, du haut des airs, il contemplait le monde comme ne savent le faire que les chats. Les chats qui vont tout seuls. Les chats de la liberté. Avec, dans ses yeux immenses dont one ne pouvait voir à distance s’ils étaient dorés, cette sérénité silencieuse […]Quant au sourire, était-il réellement joyeux ? Ou n’était-il pas plutôt de vague commisération : de là-haut je vous observer, je vous vois vous démener, crier, etc., et moi j’attends mon tour et alors vous verrez », reformule François Maspero dans un conte accompagnant l’édition DVD de Chats Perchés. Ainsi, de la même manière qu’ils se sont réappropriés l’espace public, les félins prennent place dans l’image, en comblent les vides. Le dispositif nouvellement installé par le documentariste, enfantin, s’en amuse : plans fixes de plusieurs secondes, durant lesquelles le spectateur, pris au jeu, cherche le chat dans l’image, puis dévoilement par l’artifice (d’abord un zoom, puis l’image se fige) et le truchement du montage. Contrairement au simple documentaire informatif sur le phénomène, qui ferait se succéder les tags platement, Marker s’amuse et invite le spectateur à en faire de même, à garder l’œil ouvert. La suite du film prouvera qu’une telle curiosité paye. Ainsi, une fois familiarisé avec la silhouette du chat, qui aura eu l’attention aiguisée se verra octroyé par le montage le droit d’en découvrir le nom, d’une ironique évidence, M. Chat, dévoilé furtivement.
Dès lors, après avoir mis en scène l’existence des chats jaunes et avoir fait participer le spectateur à cette découverte, Marker peut se permettre d’en travailler la matière fictionnelle, de créer du mythe : « Ainsi quelqu’un, la nuit, risquait de se rompre le cou pour faire flotter un sourire sur la ville », nous conte un carton. Voilà l’histoire que veut nous narrer Marker. Voilà l’histoire qu’il semble avoir trouvé, ou plutôt qui semble l’avoir trouvé, presque fortuitement, comme en songe, comme s’il était le seul à la voir dans le paysage (la suite, d’ailleurs, nous montrera que M. Chat partage avec celui de Lewis Carroll la faculté de disparaître et réapparaître à l’envi). Ou encore, voici le prétexte qu’a trouvé Marker pour nous parler du monde. Embarqué à ses côtés (comme M. Chat pilotant un train Gare de l’Est, ou son illustre aîné japonais, le Chat-Bus du Totoro de Miyazaki), le spectateur : « Il y avait des chats délégués à l’accueil des voyageurs », nous apprend, dans le temps et selon la formule du récit, un carton. Marker joue à ralentir la vitesse des zooms, à figer l’image ; le spectateur joue à voir — et du même coup, ne voit plus, oublie, ou presque, le reste. Ainsi ne regarde-t-on plus le paysage dans son ensemble, même lorsque le plan est large, mais cherche-t-on ce point d’accroche détonnant, coloré, poétique. Le mot est lâché, la musique s’emballe, prend des accents religieux, M. Chat a des ailes qui lui poussent. Mais toujours, il reste immobile, constant, quand le monde ne cesse de bouger autour de lui : les trains, les bus, les voitures, les métros et les passants lui passent sous le nez, mais lui demeure, immuable témoin du temps s’égrenant.
FELIN ITINERANT
« Un itinéraire se dessinait », poursuit Marker, dans son jeu de piste à travers la capitale, « avec des haltes de mémoire. » C’est un bateau, cette fois, baptisé Marcel Carné, qui passe lentement devant le félin, sur la bande-son gouailleuse d’Arletty : M. Chat a-t-il « une gueule d’atmosphère » ? Il est dans l’air, en tout cas. Un plan suffit à en témoigner : le corps à demi extrait de l’ombre, le félin hilare s’expose au grand jour. Le sujet n’appartient dès lors plus uniquement à Marker. A force de vouloir qu’on le remarque, il s’est fait remarquer : des coupures de presse se superposent aux images tournées par le documentariste. Cette fois, officiellement : « La chasse aux chats est ouverte. » Et M. Chat s’institutionnalise quasiment, comme en témoigne ce plan où il cohabite, art urbain éphémère enfermé dans un virtuel cadre de tableau, avec une statue faite pour durer. « A hauteur de regard », d’abord, puis « au ras du sol », celui qu’on connaissait perché se donne à voir, jusque dans le tronc d’un arbre, « dans sa niche comme un hibou. » Logiquement, le dispositif s’inverse : Marker qui, jusqu’ici, était passeur et zoomait sur le détail, dézoome désormais depuis l’œil du chat pour recomposer son corps. Ce n’est plus Marker qui vient au monde, mais le monde qui vient à lui. Et, du même coup, glissant de la surface plane minérale, qui était son support usuel, au volume végétal du tronc, en un sens, prend vie. Peu importe si cette vie n’est qu’illusion. La bédéaste Pome Bernos, animant l’art de la rue dans ses Chroniques d’un Pigeon Parisien (2004, collection Atmosphères, Emmanuel Proust Editions), en convient : lorsque son pigeon demande à M. Chat : « Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu n’existais pas ? », celui-ci a une réponse limpide, évidente : « Parce que tu as bien le droit de rêver. »
« Mais », car il y a, bien sûr, un mais, « l’ennemi veille. » M. Chat regarde une dernière fois le temps filer devant ses yeux (un bus traverse l’image de gauche à droite) avant de se trouver, à son tour, confronté à ses ravages : la caméra bascule vers le ciel, un fondu enchaîné tient lieu d’ellipse et M. Chat n’est plus (aidé, il faut le dire, par la vigilance des services de propreté de la municipalité parisienne). « Cet obscurantisme vous rappelle quelque chose ? », nous interpelle Marker. Sommes-nous encore dans la dimension du jeu ? Pas exactement : des archives télévisées, brutes, sales, polluées par un parasite sonore strident, rappellent à notre mémoire cathodique sélective la récente destruction de bouddhas géants millénaires. « Souvenez-vous, c’était en mars dernier » : autant dire, puisque nous avions déjà oublié, une éternité. Nous avons maintenant une idée, certes à une plus petite échelle, de ce que cela implique que les statues meurent aussi. Raccourci ? « Gagné » : le jeu, pourtant, ne fait plus rire personne. « Progressivement, la traque du personnage devient un véritable questionnement sur l’image entrant en corrélation avec la fluctuation de l’actualité. Le réel du chat (la preuve par l’image de son existence figurative) traverse la réalité du quotidien. L’un et l’autre deviennent liés. […]Ce jeu sur le regard et l’effacement des preuves convoque de fait la nature superficielle de l’actualité, il nous demande presque de ne pas faire confiance aux images. Le parallèle d’une quête à l’autre (chat et actualité) montre presque l’impossibilité foncière d’apporter les images comme preuves tangibles du réel. Il faut l’écrire, en faire sa poésie ; il faut faire montage pour que les images donnent la différence et trouvent leur adresse afin d’être invitées à la réflexion », écrit fort justement Jérôme Dittmar sur le site Fluctuat.net.
DE BATTRE MON CŒUR DOIT CONTINUER
Aussi, puisque la vie, son flux, continuent, retour dans le métro : « Sur la bande-son du métro, je parcours la ville », nous dit le documentariste, arpentant, DV au poing, les décors de son film — attendu que « le cinéma et la vie vont ensemble, sans que pour autant celui-ci doive imiter celle-là, puisqu’il s’agit au contraire de toujours transcender le réel » (Jérôme Dittmar, op. cit. ). C’est, ici, le premier « je », après huit minutes de film. Il survient après qu’on — le montage — a détruit, puis fait renaître l’art. Marker, désormais sans motif à filmer, repart en chasse à l’amour, à la poésie. « Sur la bande-image de la rue, il parcourt la cité », écrira Jean-Michel Frodon, qualifiant le documentariste de « poète politique » (in Cahiers du Cinéma n°596, décembre 2004). Des affiches sont découpées par le cadre : Spider-Man, des publicités, des écrans accrochés au plafond dévidant du rien en boucle … A sa manière, Marker tente de lutter contre l’oubli, de remeubler l’espace du monde, ou plutôt d’y retrouver « une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le cœur » (Sans Soleil). Il faut s’arrêter pour voir, comprendre, écouter, nous dit Marker : la beauté, l’art, arrêtent le temps. Ainsi fige-t-il un sourire de femme dans la foule, ou poursuit-il un couple enlacé qui se laisse porter par un tapis roulant. Et à force de chercher, Marker trouve des pistes : un chat, photographié à l’occasion du salon de l’animal de compagnie, une silhouette féline griffonnée, surplombant un escalier… Ce jusqu’à croiser un vrai chat, en chair et en poils : « Bolero, le chat de Strasbourg-Saint-Denis, et son humaine », clocharde, à l’arrêt, détachée du flux humain du métro, comme l’était déjà le vagabond du parvis de Beaubourg. Le politique, le fait social, de lui-même, remonte donc en surface : la caméra amicale, accompagnante, de Marker, se heurte à l’anxiogène et impératif «soyons attentifs ensemble » de la RATP, et les affiches deviennent alors autant d’yeux, de vigies, qui surveillent, attentifs ensembles. Malicieux, le documentariste détourne le sens du message et profite de l’appel à la vigilance pour faire ressurgir furtivement, entre deux wagons formant un cache, isolé en un rectangle blanc, l’immuablement souriant M. Chat.
La poésie retrouvée, celle-ci a tout loisir pour s’exprimer : « Un pigeon se change en homme », annonce un carton, comme l’on annoncerait un épisode. De fait, un pigeon disparaît effectivement au détour d’un couloir et, le temps que la caméra contourne le mur, c’est un homme qui a pris sa place. Subjectivité avouée, vision déformante de l’objectif, mais aussi et surtout fictionnalisation, interprétation poétique du réel. Et encore, pause dans le réel avant retour du réel : « Tandis que je cours après les chats », s’interroge Marker, qui, inspectant les murs, bute sur des affiches de la campagne présidentielle, « que fait la gauche ? ». Nouvel épisode : « Une campagne électorale s’annonce », titre un carton. Le Terre continuerait donc de tourner autour du chasseur de chat — ce faux naïf. Marker, une fois encore, ne se laisse pas déborder par le monde : là où un simple document informatif dresserait la liste des candidats et reviendrait en détail sur chaque étape d’événements que de toute manière on ne connaît que trop, le cinéaste en donne sa propre interprétation. Ainsi ne verra-t-on par exemple jamais vraiment les candidats. C’est la manière dont ils occupent l’espace du monde qui intéresse Marker — c’est-à-dire leurs représentations et la résistance au temps de ces dernières. Littéralement, d’abord, puisque Marker filme des lambeaux d’affiches usées, sur une bande-son de formules tout aussi usées (« Travailleuses, travailleurs »…). Ou profite d’un détournement d’images offert par d’autres (des affiches pour le couple Mégret collées côte à côte sur une publicité au slogan opportun : « La belle ou la bête ? »), afin d’en offrir un à sa façon, par le montage (Marker enchaîne sur une poubelle publique, marquée : « Vigilance, propreté »). Plus subtilement, ensuite. La caméra poursuit au sol un cercle de lumière indiquant 2002, que les passants piétinent et avec lequel les enfants jouent : Marker, sa caméra du moins, est de ces derniers, courant après ou contournant le temps. Pour ce faire, toutes ses armes sont bonnes. Son terrain de jeu, l’art, urbain en l’occurrence (Invader, L’homme noir de Nemo, un simple cœur sur un passage piéton, etc.), héberge un troisième clochard, faisant la manche à genoux ? Marker, grinçant, le fait rencontrer, par la bande-son, la profession de foi d’un Lionel Jospin : « Je suis socialiste d’inspiration, mais le projet que je propose au pays n’est pas un projet socialiste. » Puis, réinterprétant le passé à l’aune du présent, y oppose, en réponse, et la triste prophétie de Cassandre de Jean-Marie Le Pen (« Je pense que celui qui est le plus menacé, c’est Jospin »), et la sagacité narquoise des murs (« En politique, il faut appeler un chat un chat : VOTEZ MOUNETTE ! »).
LES JOLIS MAIS
C’est aussi l’occasion pour Marker d’avoir recours pour la première fois dans le film au Morpheye, ce procédé de remploi d’images télévisées, ralenties à l’extrême et nimbées d’un effet de pastel les déréalisant. La bande-son, quant à elle, continue de se dérouler en une collusion de phrases rendues caduques par l’image déformée. Ainsi, dans cette première séquence, un haussement de sourcil interminable de Noël Mamère accompagne son, a posteriori, douloureux verdict : « Laisser entendre que Jospin peut ne pas être au deuxième tour, c’est prendre les français pour des imbéciles. » Imbéciles, alors, les français ? Marker fait une halte, avant la tempête, au Jardin du Luxembourg et y filme un oiseau se posant dans une main tendue. Puis sonne l’ « alerte rue des Orteaux. » D’après la mise en contexte qui précède, on s’attend à quelque volute brune obscurcissant l’horizon. Aucunement : Marker déjoue les attentes et s’amuse d’un épisode burlesque de sauvetage de chat, par un « jeune héros » dynamique, acteur d’un collectif de courts métrages (Kourtrajmé), qui plus est, et issu de l’immigration… Pourtant, « le 21 avril, catastrophe ». De cette date inscrite dans la mémoire collective, Marker, bien sûr, se joue. La catastrophe du jour n’est pas celle qu’on croit : « Le chat Boléro s’est pris la patte dans l’escalator. » Voilà l’urgence. « Et comme un malheur n’arrive jamais seul », le montage s’accélère subitement, des cris retentissent, des unes de journaux défilent et, comme sous le choc, les images se figent en vignettes d’horreur. De grotesque, également : Mamère retourne sa veste, Johnny Hallyday appelle à voter Chirac… « C’est un gag », répète la bande-son. Et le film qui, pourtant, tente, en ralentissant la vitesse défilement de l’image jusqu’à l’arrêt, en ayant recours au Morpheye, de ne faire qu’observer la déferlante médiatique, se trouve pris dans son courant, presque malgré lui. Englouti par les débordements du monde, qui crie et qui défile, Marker se retrouve à nouveau au milieu de paires de jambes, à battre le pavé. Pas de dramatisation pour autant : fort de sa connaissance a posteriori, le réalisateur utilise le montage pour opposer les plateaux de télévision, s’enlisant dans des discours creux et catastrophistes, et l’activité de la rue, festive, dansante. Jeunes et moins jeunes unis dans un même mouvement, jusqu’au V de la victoire d’un manifestant aux cheveux blancs, en ce début de joli Mai : « Combien de Premiers Mai dans sa mémoire ? », demande un carton. En d’autres termes : l’Histoire n’est-elle qu’une suite de Premiers Mai et, par extension, se souvient-on des autres Premiers Mai ?
Par l’exemple du faux-pas national, dans la lignée de son projet documentaire (parler de la grande Histoire par les petites histoires), Marker élargit à l’universel. Et, cohérent, filme « Le Pen allumé en esperanzo », cette langue sans frontière, qui, comme les images, « se comprend très bien. » Même si « les légions fascistes ne sont pas à nos portes », Marker flaire le fond de l’air, la gueule d’atmosphère de « toute une génération qu’on disait apolitique qui entre en scène. » « Ce qui compte peut paraître alors davantage le facteur humain que l’instant, moins la prise de position ponctuelle que généralisée, le fait qu’il y ait encore des révoltes, qu’on descende dans la rue. Compte moins la cause que l’action, la justice que le mouvement, la solidarité » (Jérôme Dittmar, op. cit. ). Et ce passage de flambeau, cette transmission générationnelle, bonne nouvelle, se fait en fanfare. Pas d’angélisme non plus : on connaît la suite de l’histoire et Chirac remportant 82% des suffrages est, aussi, « un gag. » Ainsi, le discours triomphateur et, avec le recul, débordant d’hypocrisie, du président reconduit se passera de l’image, Marker lui préférant la foule des anonymes. Ou même, mieux encore, le silence, puis le fondu au noir, qui s’installent ensuite, le temps nécessaire au spectateur pour mesurer à son tour le chemin accompli depuis. Maintenant que le monde s’est épanché, Marker reprend la parole. Partant d’images archives d’un journal télévisé, volontairement tronquées (un cache noir dissimule la partie basse de l’image, espace habituellement dévolu à un défilement de textes accaparant l’attention), le documentariste glisse à nouveau dans le ludique, entraînant le spectateur à sa suite. M. Chat est de retour, narguant Patrick Poivre d’Arvor et Philippe De Villiers, dans leur dos, promouvant la « Liberté » place de la Bastille. Le jeu est relancé : Marker fige l’image et isole le félin dans l’image. M. Chat « avait-il des ambitions politiques » ? Là n’est plus la question : « Le sourire du chat jaune et noir n’avait rien à voir avec ceux des candidats. Les sourires des candidats étaient destinés à séduire les électeurs. Le sourire du chat jaune et noir ne s’adressait à personne. Les sourires des candidats disaient : je vous demande de voter pour moi et je vous garantis que vous en serez contents. Le sourire du chat jaune et noir disait : je ne vous demande rien, je suis content comme ça. Le sourire des candidats proclamait : aimez-moi tous. Le sourire du chat jaune et noir signifiait : je m’aime tout seul et je n’ai besoin de personne » (François Maspero, in Les Chats de la liberté, op. cit. ). M. Chat fait maintenant définitivement partie du paysage du film. Il a son thème musical, son espace dévolu dans l’image. Il cohabite même avec l’alter ego orange et fictionnel du cinéaste, Guillaume-En-Egypte — un chat, lui aussi. Et tous deux brandissent l’enseigne de la fantaisiste Confédération Humaniste et Anarchiste des Travailleurs. L’essentiel étant, après tout, « d’affirmer, partout, son sourire. » « A sa manière, par cette traversée ludique, Marler chante ainsi l’amour des chats au travers d’une re-contextualisation documentaire qui lui sert à mettre en parallèle la figure insoumise propre à l’animal avec un certain élan de la jeunesse et du monde » (Jérôme Bittmar, op. cit. ).
FRANCS SOURIRES/SOURIRES JAUNES
Nouvelle couche détachée de l’oignon : « Et d’ailleurs, ce sourire, d’où venait-il ? ». Marker retrouve son sujet, son personnage, son fil directeur, qui s’était égaré, bousculé par la marche tu temps et du monde. En retour, à sa manière, M. Chat va perturber l’Histoire, au cours d’une mémorable « Généalogie du Chat », depuis ses débuts effectifs (sous le patronyme de « M. Chatordu »), mais aussi depuis ses débuts rêvés. Le spectateur est ainsi rembarqué dans une chasse au chat d’un genre nouveau : le félin, par la magie modeste des trucages avec fils du numérique, investit l’histoire de l’art, « depuis la grotte Chauvet jusqu’au Contrusctivisme », en passant par la mémoire cinéphile (faux timbres collées sur des lettres adressées à Buñuel, Ophüls, Feuillade, Kaurismäki ou Georges Lucas) ou encore par ce fast-food de l’art qu’est la télévision (en l’occurrence l’émission D’art d’art, dont Marker détruit méticuleusement la bande-son afin d’en affirmer la vacuité des images). Finalement, dans un segment intitulé : « Les Métamorphoses du chat », Marker referme la boucle, en filmant à la DV un M. Chat projeté sur téléviseur, et déformé par la rencontre conflictuelle entre la caméra et l’écran. Boucle aussi que ce retour concentrique à une manifestation, cette fois contre la Guerre en Irak. L’Histoire se répète donc, ce retour à l’image nous le confirme et, comme « entre-temps on nous concoctait une guerre », un événement chasse l’autre. Mais tous n’ont pas la même ampleur, ni la même résonance : « Et le gazage des Kurdes ? », s’interroge Marker. On ne sait pas, on ne sait plus, et seul l’art, influencé par le monde, garde trace du passage du temps — témoin ce tag, qui tombe à point, reconstituant le 11 Septembre — tandis que les puissants de ce monde fixent des ultimatums intenables (« On imagine Churchill donnant 48H à Hitler pour quitter l’Allemagne », ironise gravement un carton). Marker suspend le jeu et laisse s’interpénétrer, par le montage, réel et fiction : « 20 mars, bombardement de Bagdad. » Les images jusqu’alors pacifiques et désormais familières du métro parisien, se voient entrecoupées d’écrans noirs, sur la bande-son de l’Irak sous les bombes. Ici ou là-bas, c’est la même chose, semble nous dire Marker. Ou bien : ça se passe là-bas et pourtant, ici, nous continuons d’avancer, de nous laisser porter par le tapis roulant immuable du temps. Le documentariste, lui, voudrait fuir : interpellé par des CRS sur un cortège, Marker avoue : « Rien à voir » ; puis précise, entre parenthèses, « (c’est presque vrai). »
Ce monde, débordant, n’apprenant pas de ses erreurs, incapable de se regarder et de se souvenir, ce n’est pas ce que Marker veut voir : il cherche autre chose que ce qu’il y voit. « Où sont les chats ? », demande-t-il, à trois reprises. Et, sur une succession d’images fixes, le spectateur s’interroge de conserve. Jusqu’à en voir la queue : « Faites des chats, pas la guerre », clame une banderole. Le Morpheye confirme : « Mission Accomplished », clame-t-il, alors que les Etats-Unis, qui ont eu beau inspecter, n’ont pas trouvé d’armes de destruction massives. Marker s’en moque : lui a retrouvé ses chats. Cependant, à Bagdad, on pille des musées : quand l’art disparaît, nous répète Marker depuis Les Statues meurent aussi, c’est la mémoire, la vraie mémoire, ancestrale, les traces du monde, qui disparaissent. « Cet obscurantisme ne vous rappelle rien ? », serait-on tenté de répéter. Marker, lui, choisit de combler ces disparitions en allant au Louvre… filmer des statues de chats ! Puis rend visite « au musée de la rue », traquant à nouveau publicités détournées, tags et, même, noms de rues évocateurs. Enfin, filmant Sophie Calle, cette autre autobiographe mettant en scène son rapport au monde, sur le parvis de Pompidou, le voilà revenu à point de départ. « Une mise en scène est comme le sourire du Chat dans Alice. On ne voit plus le chat, et beaucoup ne voient pas le sourire », disait Arnaud Desplechin, citant François Regnault (in Cahiers du Cinéma, op. cit. ). La politique, le politique, eux aussi, tournent en rond, en une même structure en boucle (caractéristique de l’art de Marker, qui n’en finit pas de revenir aux spirales de Vertigo) : partant de Raffarin en Morpheye reconnaissant que « la politique devient impuissante », Marker s’en déjoue et remonte le fil du temps, de « Johnson assassin, libérez le Vietnam », jusqu’à La Grève Russe filmée par Eisenstein et « carrément le Front Populaire. » « On n’est pas fatigués », affirment pourtant les manifestants, et c’est ce qui fait marcher Marker, qui l’a toujours fait marcher, de Dimanche à Pékin à Lettre de Sibérie en passant par Cuba Si ! ou Description d’un combat — le voici, ce chat qu’il est un des rares à voir et a fortiori à montrer. Et voilà les sourires et les nuques, qu’il est seul à filmer, au ralenti, glanant sur les murs qu’ « il y aura toujours des jeunes filles. »
LE TEMPS, LES MOTS
Toujours ? Le temps qui s’égrène avec les morts du sida sur la Tour Eiffel semble en douter. Echo au flashmob inaugural, le happening d’Act-up qui survient alors, où chacun s’allonge à terre, le temps d’un die-in, en un gigantesque charnier, invite la caméra à accompagner l’avènement de la fiction de le réel. Marker s’exécute volontiers et, à la faveur de fondus enchaînés successifs, ralentit l’image, fait disparaître la couleur, laisse couler une musique sombre, jusqu’à un fondu au noir : « Marker construit la zone des signes tels que la réalité les produit et les masque » (in Cahiers du Cinéma, op. cit. ). A ces corps enchevêtrés, mémoires dérisoires de ces nombres défilant sur un panneau géant, Marker en oppose d’autres, aux « dimensions staliniennes » : les milliardaires du ballon rond, défiées, adulés — finalement pas si grands. Alors qu’ils se donnent en spectacle, sur des écrans géants en plein Paris, à cette même foule qui défilait encore quelques temps auparavant, Marker persiste à filmer les spectateurs et non le spectacle. Car le spectacle, pour Marker, ce qui se donne à voir, est dans la rue : le documentariste filme le ballet sans cesse mouvant des bus et des voitures dans les embouteillages, les motifs divers qu’ils transportent sur leurs flancs, changeant, par étapes saccadées, de position, composant une phrase puis une autre en un langage iconique éphémère, en une danse aveugle aux « morts de la rue », ces mendiants hors du monde. « Le temps remonté », affirme Marker, voilà le projet de Chats Perchés — faire de ce temps un langage universel. Ce n’est pas la vie des images que le documentariste prétend avoir filmé, mais bien « la vie des mots », dont d’aucuns bénéficient de davantage de valeur, d’écho, de médiatisation que d’autres : « intermittent », « foulard », mots-réflexes pavloviens de la mémoire sélective, d’un côté ; « Tibet », « Falun », mots sans souvenir collectif, parfois même nouveaux à l’oreille des mois après, de l’autre. « Il est banal de dire que la mémoire est menteuse, il est plus intéressant de voir dans ce mensonge une forme de protection naturelle qu’on peut gouverner et modeler. Quelquefois, cela s’appelle art » (Immemory). Alors Marker triche, modèle la mémoire des mots, et les fait déborder des images manquantes par le son, avant de regretter, faussement, une « petite erreur de bande-son vite réparée. » En d’autres termes, comme l’écrit simplement Jean-Michel Frodon (in Cahiers du cinéma, op. cit. ) : « Marker, lui, fait de la mise en scène. Il fait des images. Il construit, dans le fouillis des discours et le scintillement des perceptions qui, pour notre grande misère, mime celui des actualités TV. Il cherche la chair du verbe, l’éros de la colère, le rouge du fond de l’air sur un parapluie à contre-jour. Cadre et recadre, zoome et surzoome, ralentit, décolore, sature, attend et laisse venir, choisit et découpe. »
Ainsi se combat l’oubli dans Chats Perchés : par débordements, tricheries de montage, trucages visibles, incursions du « je ». Comme dans : « C’est la dernière fois que je le vois », rapport à Léon Schwartzenberg. Journal de bord d’une période donnée, Chats Perchés se doit en effet d’en passer par la case nécrologie et le fait à sa manière, s’astreignant à des choix. Schwartzenberg pour les sans-papiers, donc, où le politique déborde à nouveau sur le moi ; Marie Trintignant pour l’art. Dans ce dernier cas, le scandale, les unes de journaux, n’intéressent pas directement Marker. Ils sont la toile de fond forcée, le passage obligé qu’il s’agit d’évacuer au plus vite. Les images archi-diffusées de l’enterrement de l’actrice ne sont ici que contours flous, derrière un tournesol en surimpression. Marker pense aux conséquences sur l’art, sur la beauté : une actrice est morte, un chanteur l’a tué, Marker est en deuil. « Pas étonnant que les chats nous abandonnent », une fois encore. Avec une crainte, cependant : qu’ils ne reviennent pas. « Et s’ils nous quittaient pour de bon ? », interroge un carton. Le montage, peut certes les faire revivre et disparaître à nouveau — car il navigue à vue, c’est la leçon du film, à travers les strates temporelles. Mais est-ce suffisant ? « Nous avons bien besoin de vous où que nous allions », conclut Marker. Car, il l’a dit et répété, sans poétique l’Histoire meurt, où qu’elle aille. Le conte de François Maspero se conclut sur ces mots : « Penser aux chats de la liberté le réconfortait. Peut-être, après tout, la révolution de velours avait-elle déjà commencé. Et si les chats n’allaient plus tout seuls ? Et si des humains avaient enfin, trahissant clandestinement leur espèce, décidé de la aider ? Et si les chats avaient accepté cette alliance ? » Tel est le rêve, en filigrane, dont Marker nous trace les contours à travers son dernier film : l’utopie, en forme de point d’interrogation, d’une liberté poétique prenant le dessus sur la course folle du monde. L’on peut alors dire, avec Jérôme Dittmar, que Chats Perchés « apparaît comme l’œuvre d’un sage. Celle d’un homme ayant traversé les plus grands sursauts politiques du XXème siècle, […]un homme de lettres et de langage capable de déstructurer ce qui se fond dans la masse. » Et capable, encore, de mettre en scène le beau en une lettre ouverte, un message reçu du passé renseignant le présent et annonçant l’avenir. Rappelons-nous de l’énoncé des expériences de La Jetée : « Projeter dans le Temps des émissaires, appeler le passé et l’avenir au secours du présent. » Des émissaires jaunes et souriants, sans doute.
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Interactivité :
Outre le beau livre de François Maspero, abondamment cité ci-avant, la jolie édition concoctée par Arte Vidéo recèle également en son sein six pépites inédites. Courts métrages sans ambition, parfois techniquement défaillants, ces films constituent cependant un Bestiaire étonnant, où chat et chouette ont évidemment leur place. Home-movies bruts de décoffrage, mais montés avec soin, ces petites œuvres d’archiviste ne feront évidemment pas d’ombre à la filmographie de Marker. On pourra toutefois leur attribuer une valeur similaire aux esquisses des grands peintres, preuves éparses et fragmentaires d’un talent marchant seul et allant de soi.