10 on Ten

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Une femme circule au volant de sa voiture et accueille différents passagers à ses côtés.

Une voiture, deux passagers, un champ contre-champ, dix séquences, deux caméras DV. Imperturbable, Ten entame un lent décompte de 10 à 1 et se débarrasse de tout superflu. Exit travelling, panoramique ou toute autre parade visuelle. Circonscrite à un dispositif unique, la mise en scène tend à s’effacer au profit des acteurs et des dialogues. L’habitacle du véhicule constitue le seul espace scénique. Montés par ordre chronologique mais liés de manière abrupte, les différents tableaux suivent invariablement le même mode narratif. L’un après l’autre, les intervenants se succèdent, de jour comme de nuit. La conductrice s’arrête, se gare, sort du véhicule, revient, puis redémarre. L’écran fait office de pare-brise; vissé en face des deux acteurs, l’œil des caméras scrute les mêmes angles. Avec ses allures de film-concept rébarbatif, Ten offre un profil plutôt ingrat. En s’enfermant dans un système incongru, il n’évite pas un certain didactisme et court le risque de la redite. Mais une fois digérée, la dynamique de Ten révèle toute son ampleur. Passée cette nécessaire phase d’acclimatation, le dispositif redouble d’intérêt. Le premier choc frontal est rude, Abbas Kiarostami pose les bases de Ten: un plan séquence s’étirant jusqu’à satiété, sans autre enjeu que celui de la parole.

Un enfant entre dans la voiture. Reléguée hors-champ, la conductrice n’apparaît qu’en voix off. Leurs échanges houleux laissent peu à peu comprendre la nature de leur relation. L’enfant accuse sa mère de frivolité et lui reproche de les avoir abandonnés, son père et lui, après un divorce injustifié. Déviant sur un sujet plus polémique, la place de la femme en Iran, Ten dévoile enfin le cœur de son projet. L’enfant sera le seul personnage masculin du film. Buté, possessif, exaspérant, le petit garçon refuse la parole à sa mère -et lui refuse par là même d’entrer dans le champ-. Son discours, étonnamment adulte, reproduit déjà la pensée étriquée du père, silhouette anonyme aperçue de loin. Prisonnière de son statut de mère et d’épouse, la jeune femme se voit interdire toute volonté contestataire. Durant les neuf séquences qui suivront, Ten ne fera que bousculer les idées reçues de l’enfant. Véritable forum itinérant, la voiture de Ten n’accueillera plus que des femmes. Amie, croyante, prostituée ou future mariée, les confidentes de tout âge défendent chacune leurs convictions. Menacé d’asphyxie à tout moment, le dispositif n’épingle pourtant jamais ses actrices; Kiarostami réinvente dans la contrainte un espace de liberté, ouvert aux émotions, déconstruisant les chemins habituels de la fiction pour mieux affronter le réel.

Invisible dans la première séquence, la conductrice ne montre son visage que tardivement, le regard d’abord caché par des lunettes de soleil. Toute l’histoire de Ten repose sur ce dévoilement et ce relâchement progressifs. La violence et la crispation du départ cèdent le pas à l’apaisement et la confiance mutuelle. Ce qui s’apparente à un piège, s’avère un lieu de résistance, où sont bannis les jugements hâtifs. Observateur en retrait, Kiarostami est présent dans chaque plan. L’automatisme de la mise en scène n’annule jamais sa subjectivité. Né d’un traitement figé, Ten ne fait qu’adopter le point de vue d’un cinéaste engagé. En voulant s’éloigner des règles du cinéma courant, Kiarostami s’en créé de nouvelles. Et si le dispositif peut lasser, le propos est loin d’en ressortir appauvri. L’impression de surplace n’est qu’un leurre. Récit d’échanges et de voyages intérieurs, Ten laisse librement circuler la pensée et la parole. En chemin, la réflexion s’enrichit de points de vue divergents. Mais l’affectif finit par l’emporter sur l’essai théorique. Soudain, le dispositif éclate, le décompte s’achève, une tête se découvre. Dans un dernier sursaut, Ten ne donne plus rien à voir que l’image d’une liberté retrouvée.

par Danielle Chou

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10 on Ten

Dans l’habitacle de sa voiture, seul avec lui-même, Kiarostami se paie le luxe de rejouer le dispositif de sa dernière fiction, pour en consacrer le génie. Douloureux d’ennui satiné, 10 on Ten ne s’adresse à personne, sinon à lui-même. Les amateurs de l’auteur du Goût de la Cerise désireux de connaître celui-ci de plus près se heurteront à la prétention d’un discours auto-suffisant. Les experts, quant à eux, risquent fort, non seulement de rester sur leur faim, mais également de s'alarmer de l’incohérence flagrante entre la théorie orale et sa continuité visuelle. En effet, s’il recrée les conditions matérielles du tournage de Ten, 10 on Ten ne se préoccupe que peu d’en perpétuer la philosophie. Le théoricien Kiarostami prônant la disparition du metteur en scène n’a que peu de poids face au Kiarostami acteur, omniprésent et autocrate, parce que pilote de la voiture qui transporte ses propos. Ceux-ci n’ont donc de cesse de se vider de leur sens, aidés en cela par une insupportable et illogique voice-over. Que ce faux doublage d’un autre temps se soit vaguement imposé lors de la sortie en salles, en vue de recueillir l’adhésion du plus large public - position largement discutable -, soit. Mais que cette monumentale erreur ne puisse être contournée par la simplicité technique du DVD (on se demande ce qui d’une très dispensable piste audio anglophone ou d’un sous-titrage aurait coûté le plus cher) n’a que peu de sens. Archi-polie par la voix monocorde du doubleur, débarrassée des hésitations et des heurts de la langue, la leçon verbale de Kiarostami perd le peu de spontanéité qu’il lui restait.

Au point que l’on en vient à regretter que les propos du cinéaste, pas forcément inintéressants, même si déjà bien défrichés par la critique, n’aient pas été fournis par écrit, plutôt que sous cette forme bâtarde de texte se prétendant image. Reste que, pour les plus courageux, le support DVD se prête davantage à l’exercice que la salle obscure. En effet, la possibilité de se plonger épisodiquement dans la logorrhée kiarostamienne, surfant à l’envi entre les dix chapitres, permet, si tant est qu’on soit un peu persévérant, de trouver quelques miettes d’intérêt à glaner. C’est du bonus.

Guillaume Massart

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