Les Chiens errants
Jiao You
Taïwan, 2013
De Tsai Ming-Liang
Scénario : Tsai Ming-Liang
Durée : 2h18
Sortie : 12/03/2014
Un père et ses deux enfants vivent en marge de Taipei, entre les bois et les rivières de la banlieue et les rues pluvieuses de la capitale. Le jour, le père gagne chichement sa vie en faisant l’homme sandwich pour des appartements de luxe pendant que son fils et sa fille hantent les centres commerciaux à la recherche d’échantillons gratuits de nourriture. Un soir d'orage, il décide d'emmener ses enfants dans un voyage en barque.
CACHÉ
Les cinéphiles également ouverts à l’art vidéo connaissent bien cette interrogation : où s’arrête l’un et où commence l’autre ? Y a-t-il une frontière où se terminerait le cinéma pour que commencent les arts « plastiques » ? C’est une question piège, car ce serait considérer que les deux s’excluent mutuellement sans pouvoir communiquer et échanger. Ce serait nier ce que l’un peut apporter à l’autre et vice versa. Y a-t-il un moment où la durée d’un plan, son silence ou encore son statisme, ferait basculer l’œuvre entière de l’un à l’autre, comme s’il s’agissait là d’une grammaire exclusive à l’un des deux ? Agnès Varda faisait part de sa surprise à voir les visiteurs de musées ne pas prendre le temps de regarder des vidéos dans leur intégralité, alors qu’ils sont prompts à rester enfermer bien plus longtemps dans des salles de cinéma. Mais l’inverse est tout aussi vrai : on tolère généralement bien plus la lenteur dans un musée qu’au cinéma, comme si elle y avait plus sa place... Le nouveau film de Tsai Ming-Liang est ainsi fait. Les Chiens errants s’ouvre sur un plan fixe de quatre minutes et se clôt sur un autre plan fixe de treize minutes, ressemble à ce que les esprits paresseux pourraient nommer caricature de cinéma arty, et pourtant cela ne l’empêche pas d’être un vrai film de fiction, qui plus est particulièrement bouleversant.
Ce n’est pas peu dire que dans la dernière partie de sa filmographie, Tsai Ming-Liang s’est radicalisé. Ceux qui ont aimé ses fictions plus chatoyantes seront peut être décontenancés par le minimalisme ici à l’œuvre, même si le réalisateur revisite certaines de ses thématiques fétiches. Et pourtant, et contrairement aux apparences, cette radicalité est loin d’être aride. Les Chiens errants n’est pas la version longue de ses courts expérimentaux où des moines marchent au ralenti pendant une demi-heure. Il y a ici une histoire, des protagonistes, des dialogues, et même des chansons. Et si dans un premier temps, cette fiction se laisse seulement deviner, prenant son temps avant de se déployer pleinement (et de manière fort émouvante), c’est qu’il s’agit justement du propos du film : les vies cachées de ceux que l’on ne voit pas, ceux qu’on ne remarque jamais, nos chiens errants. Tout commence par des plans de foule, celle consumériste et anonyme des supermarchés ou des routes débordantes de voitures. Parmi eux, des hommes et des femmes tous aussi anonymes mais relégués aux rangs de meubles, de paysage : chef de rayon ou hommes-sandwichs assommés par le vent, presque camouflés dans ces décors gigantesques par leur absence d’identité. Tsai Ming-Liang filme ces quidams dans des plans magnifiques dont l’obstination et la durée creusent cette couche d’anonymat pour y piocher l’émotion. La tension qui bout peu à peu dans ces plans - ces personnages, qui sont comme bloqués en état de forte demande affective - est précisément décuplée par cette résolution de la caméra à ne jamais détourner le regard.
Un peu comme dans Où est Charlie, il faut un petit temps pour deviner quels personnages vont ici devenir les protagonistes. Il faut l’œil pour repérer cette fillette se baladant dans les rayons, et pour lire entre les lignes de l’histoire familiale qui se tisse peu à peu. Famille précaire vivant tantôt quasiment dans la rue (on mange dehors sans pathos, on se lave dans les toilettes publiques en silence mais avec pragmatisme), tantôt dans un improbable logement entièrement noir (sans que l’on sache très bien s’il s’agit d’un superbe appartement design abandonné où d’un ancien taudis incendié), et dont on dit que les murs eux-mêmes sont émus aux larmes. Comme un lent zoom, Les Chiens errants quitte les foules extérieures pour se focaliser progressivement sur cette cellule familiale à la fois chaleureuse et amère, allant presque jusqu’à se terminer dans l’intimité maternelle d’une couette. De l’infiniment grand à l’infiniment petit dans le même film. Les Chiens errants possède un sens esthétique fort mais surtout une éloquence rare.