Le Pont des espions
Bridge of Spies
États-Unis, 2015
De Steven Spielberg
Scénario : Matt Charman, Ethan Coen, Joel Coen
Avec : Alan Alda, Tom Hanks, Amy Ryan, Mark Rylance
Photo : Janusz Kaminski
Musique : Thomas Newman
Durée : 2h21
Sortie : 02/12/2015
James Donovan, un avocat de Brooklyn se retrouve plongé au cœur de la guerre froide lorsque la CIA l’envoie accomplir une mission presque impossible : négocier la libération du pilote d’un avion espion américain U-2 qui a été capturé.
DONOVAN. JAMES DONOVAN.
Dans une année qui aura vu davantage de films d'espionnage (Kingsman, Spy, Mission : Impossible, Agents très spéciaux et bientôt SPECTRE) que de films de super-héros, et ce sans pour autant qu'on parle "d'overdose", on attendait de pied ferme l'arrivée du film de Steven Spielberg dont le chef-d’œuvre Munich flirtait déjà avec le genre. Cependant, Le Pont des espions n'est pas le film d'espionnage palpitant qu'essaient de vendre les bandes-annonces. Le film ne manque pas de tension, notamment dans sa première moitié, mais le mot le plus important dans le titre n'est pas "espions". C'est "pont". Après tout, notre héros n'est pas un agent du gouvernement mais un M. Tout-le-monde projeté dans une aventure qui le dépasse, procédé hitchcockien dont Spielberg s'est fait l'héritier tout le long de sa carrière. Avocat spécialisé dans les assurances chargé de défendre un espion russe par une Amérique soucieuse de maintenir les apparences durant la Guerre Froide, James Donovan c'est un peu le Mr. Smith de Capra qui irait non pas au Sénat mais au tribunal, puis à la Cour Suprême, puis carrément à Berlin. Le Pont des espions est une œuvre critique dénuée de cynisme portée par ce même message que Spielberg claironne depuis toujours, avec une résonance malheureusement toujours actuelle.
LICENCE TO TALK
Parfaitement casté, Tom Hanks incarne au travers de son personnage le propos multiple du film, à la fois romantique et énervé, sur les valeurs morales de l'Amérique. Un fond tout aussi présent dans les dialogues entre les personnages (comme lorsque Donovan rappelle par une pirouette d'étymologie patronymique à un agent de la CIA qu'ils descendent tous deux d'immigrés) que dans le dialogue entre les séquences (tout le monde se lève dans un tribunal corrompu mais aussi dans une salle de classe où l'on force les enfants à prêter allégeance au drapeau avant que Spielberg n'enchaîne sur un plan d'explosion atomique, rappelant à un peuple qui vit dans la peur que "les Russes larguent la bombe" qui sont les seuls à l'avoir balancé). Il y a toujours eu chez Spielberg une critique de la force, de la virilité, de la masculinité, du David Mann émasculé qui remporte son Duel contre Goliath jusqu'au héros asexué de Tintin, en passant par la victoire des personnages les moins machos des Dents de la mer sur le symbole phallique castrateur. Parce que Spielberg préfère les nerds aux brutes. Parfois c'est un grand gamin adepte de modélisme ferroviaire (Rencontres du troisième type), parfois c'est un Président qui ne peut s'empêcher de faire des discours et de raconter des anecdotes (Lincoln). Même son grand héros d'action est en réalité un professeur en archéologie ! Sa filmographie est peuplée de héros qui surmontent les obstacles par leur intelligence, par le pouvoir du verbe, par leurs mots. Et comme presque tous les films de l'auteur, Le Pont des espions est un éloge de la communication.
En plus de la structure et le texte, ce thème se manifeste également au travers de plusieurs motifs tout au long du film renvoyant sans cesse les personnages à leur image (extraordinaire premier plan réunissant l'homme, son reflet et son portrait) et les deux blocs l'un à l'autre, deux faces de la même pièce, celle que l'espion russe utilise pour passer une information et celle que l'espion américain utilise pour dissimuler du cyanure. Deux ennemis, séparés par ce mur qui se construit et éventre la ville et, au milieu, "l'homme debout" qui devra négocier pour trouver un terrain d'entente, un terrain d'échange, dont le sens propre devient le sens figuré. Un homme qui sera le pont entre les autres. Que ce soit dans la science-fiction (extra-terrestres communiquant avec les humains par le biais de la musique ou en apprenant leur langage), dans la comédie (l'immigré Viktor Navorski peinant à se faire comprendre des Américains du Terminal) ou dans ses films historiques (le dialogue de la violence dans Munich, le cheval coincé dans le No Man's Land dans Cheval de guerre), Spielberg a toujours prôné l'importance de la parole dans l'entente entre deux camps. Et son dernier opus ne déroge pas à la règle. James Donovan est une version puriste des manipulateurs charismatiques tels que les affectionne Spielberg. Comme Oskar Schindler et Abraham Lincoln, Donovan doit parfois jouer le jeu de ses ennemis pour se jouer d'eux et en sortir son épingle.
FROM BERLIN WITH LOVE
Par conséquent, on regrette un peu qu'une fois à Berlin, les fameuses négociations que mène le protagoniste "au service secret de son gouvernement" ne soient pas aussi complexes que celles de Schindler ou Lincoln. En quelques rendez-vous à l'absurdité toutefois désarmante (la rencontre avec la famille, l'un des nombreux moments drôles inattendus du film), l'affaire est réglée et l'on reste un peu désappointé par la simplicité un peu longuette des discussions. Le parcours parallèle des deux espions - Rudolf Abel, campé par un Mark Rylance exemplaire tout en effacement, et Francis Gary Powers - qui servait si bien la première heure (encore un autre "dialogue" du récit), tout comme la relation entre l'accusé et son avocat ("dialogue" ter), manquent à cette deuxième moitié qui abandonne délibérément ces personnages secondaires, absents des événements à Berlin, afin de symboliser la façon dont les deux camps les traitent désormais. Comme des objets et non plus des humains.
Seul bémol, qui prend tout de même un peu de place, d'un film parcouru de séquences brillantes, à commencer par une ouverture d'une assurance sans égale, poursuite sans dialogues ni musique (à l'instar des meilleures séquences du film, ne faisant ainsi pas ressentir le remplacement de John Williams par Thomas Newman) comme une réponse complètement dénuée d'esbroufe à toutes les spectaculaires introductions de la filmographie du cinéaste, jusqu'à une dernière scène qui vient entamer, par un dernier rappel, un dernier motif, un dernier dialogue visuel, l'optimisme habituel des fins spielbergiennes. Sans oublier ce set-piece presque gratuit de l'avion, où Spielberg se lâche l'espace d'un instant au milieu d'un film de bureaux et de tribunaux et rappelle qu'il est aussi un expert en action. D'une densité folle et d'une maîtrise presque infaillible, mélangeant les genres avec brio, Le Pont des espions faiblit dans sa seconde moitié mais n'en demeure pas moins un beau plaidoyer pour un monde meilleur, où l'Amérique se doit d'être une terre d'accueil régie par la beauté de sa Constitution et non un bourreau qui oublie l'humain. En somme, un film visant à transformer un mur en pont.