Le Dernier pub avant la fin du monde
World's End (The)
Royaume-Uni, 2012
De Edgar Wright
Scénario : Simon Pegg, Edgar Wright
Avec : Martin Freeman, Nick Frost, Simon Pegg, Rosamund Pike
Photo : Bill Pope
Musique : Steven Price
Durée : 1h49
Sortie : 28/08/2013
L’histoire débute le 22 juin 1990 dans la petite ville anglaise de Newton Haven : cinq adolescents au comble de l’âge ingrat fêtent la fin des cours en se lançant dans une tournée épique des pubs de la ville. Malgré leur enthousiasme, et avec l’absorption d’un nombre impressionnant de pintes de bière, ils ne parviennent pas à leur but, le dernier pub sur leur liste : The World’s End (La Fin du Monde). Une vingtaine d’années plus tard, nos cinq mousquetaires ont tous quitté leur ville natale et sont devenus des hommes avec femme, enfants et responsabilités, à l’alarmante exception de celui qui fut un temps leur meneur, Gary King, un quarantenaire tirant exagérément sur la corde de son adolescence attardée. L’incorrigible Gary, tristement conscient du décalage qui le sépare aujourd’hui de son meilleur ami d’antan Andy, souhaite coûte que coûte réitérer l’épreuve de leur marathon alcoolisé. Il convainc Andy, Steven, Oliver et Peter de se réunir un vendredi après-midi. Gary est comme un poisson dans l’eau. Le défi : une nuit, cinq potes, douze pubs, avec un minimum d’une pinte chacun par pub. À leur arrivée à Newton Haven, le club des cinq retrouve Sam, la soeur d’Oliver pour qui Gary et Steven en pincent toujours. Alors que la fine équipe tente, tant bien que mal, d’accorder le passé avec le présent, une série de retrouvailles avec de vieilles connaissances et des lieux familiers les font soudain prendre conscience que le véritable enjeu, c’est l’avenir, non seulement le leur, mais celui de l’humanité entière, et arriver à «La Fin du Monde» devient le dernier de leurs soucis...
THE WRIGHT STUFF
Après une première excursion dans le monde de la bande-dessinée (Scott Pilgrim) et avant son futur blockbuster comic book (Ant-Man), Edgar Wright revient dans son Angleterre natale pour signer le troisième et dernier volet de ce que les fans (et l'équipe du film) ont baptisé la "Cornetto Trilogy", d'après la marque de glaces qui figure dans chacun des trois épisodes. Un trio de films porté par un trio inséparable - le metteur en scène Edgar Wright qui écrit avec le comédien Simon Pegg qui tient le rôle principal avec son comparse Nick Frost - traversant les genres comme on refait le monde et l'Histoire du cinéma, du moins celle de 1970 à aujourd'hui, mais liés par une même dominante thématique. Au-delà des clins d’œil destinés aux plus connaisseurs, les films se répondent, perpétuent l'évolution d'un même type de personnage, qui pourrait tout aussi bien être l'Antoine Doinel de Wright, et paraissent de plus en plus riche à chaque nouvel effort. Pour cette conclusion, le cinéaste a mis les petits plats dans les grands. The World's End (une fois de plus, nous vous prierons d'oublier le titre français à rallonge) affiche une densité de gags et de références comme l'auteur nous y a habitués depuis la série Spaced, mais l'ouvrage s'avère avant tout riche en couches thématiques, en niveaux de lecture, blindé de détails dans l'humour, les décors, le design et la narration. Mais le plus surprenant reste l'approche du propos qui parcourt ce chapitre final.
TONIIIIIIIIIIIIIIIIIIGHT WEEEE AAAAARE YOOOOUUUUNG
Shaun of the Dead racontait la nécessité pour le protagoniste de "tuer" son meilleur ami boulet pour mûrir. Hot Fuzz prenait cet arc à contre-pied en racontant la nécessité pour le protagoniste de trouver un meilleur ami pour se dérider. The World's End est plus ambigu. Dès le pitch, le thème du film apparaissait on ne peut plus clair : le protagoniste essaie de revivre sa gloire passée alors que ses potes d'enfance, tous quadra comme lui, ont passé l'âge de ces conneries. Si le film ne s'en était tenu qu'à ce postulat, Wright aurait déjà de quoi signer un tome dans la même veine que les précédents. Comme si Shaun n'avait jamais mûri et devait faire face à la réalité. Ou comme si on prenait comme protagoniste son pote Ed justement. D'ailleurs, il est assez intéressant de voir Wright inverser les rôles, faisant de Simon Pegg le boulet et de Nick Frost le sérieux, mais en gardant Pegg comme protagoniste ici, Wright se permet l'audace de faire du protagoniste le boulet et un personnage passablement antipathique par son égoïsme. Un choix qui s'avère audacieux également vis-à-vis de la mise en abyme qu'opère Wright. Tout comme le protagoniste retrouve ses amis de toujours, le spectateur retrouve l'équipe des deux précédents films, désireux de revivre lui aussi le même genre d'aventure. Et dans un premier temps, alors que l'on suit la quête de ce Roi Arthur du pauvre et de ses chevaliers (les personnages s'appellent King, Prince, Chamberlain, Page et Knightley), Wright semble mettre en garde contre les dangers de ce genre de nostalgie. Très vite, dans l'écriture comme dans le jeu, Pegg présente une tristesse apparente. Sa lose est là, presque palpable, derrière l'entrain, et le film n'a donc pas peur de peindre son portrait avec une certaine noirceur que l'on n'attendait absolument pas. Ce gravitas rappelle les passages les plus premier degré de Shaun of the Dead, qui rendaient le film plus fort que Hot Fuzz, trop second degré pour que le propos se fasse vraiment touchant. En outre, l'intelligence de Wright est de ne jamais se faire moralisateur. Encore une fois, là où l'on s'attend à un arc classique avec sa leçon claire et nette apprise par le protagoniste en fin de récit, le film ose un traitement plus nuancé et plus cohérent.
INVASION NEWTON HAVEN
Ce troisième volet vient également révéler l'une des récurrences thématiques de la trilogie. En effet, chacun des films a pour antagoniste un groupe d’individus qui représente une certaine idée du conformisme : les zombies de Shaun of the Dead (une fois contaminés, ils sont tous pareil), les comploteurs de la petite ville de Hot Fuzz (qui veulent garder une image de perfection et tuent quiconque détonne). Dans The World's End, nous sommes à nouveau dans une petite ville bien tranquille avec ses Body Snatchers tout droit sortis d'un épisode de Doctor Who. Une fois de plus, le genre permet à l'auteur de rendre littéral la métaphore : pourquoi tout le monde semble avoir changé quand on retourne dans le patelin où on a grandi? Parce qu'ils ont été remplacés par des aliens/robots. Au travers de ses films, en opposant constamment ses héros à des adversaires qui voudraient les faire rentrer dans le rang, Wright revendique donc le droit à la différence. Même dans Shaun of the Dead, le héros a beau tuer son meilleur ami, la zombification lui permet de le garder en vie, dans la cabane au fond du jardin, comme une part de lui (celle qui joue à Timesplitters) qu'il se refuse d'abandonner. Dans Hot Fuzz, cette assimilation est d'autant plus marquée qu'il s'agit pour le héros d'arrêter de chercher à être parfait et d'apprendre à se lâcher, à assumer cette part de lui (celle qui aime Bad Boys 2). Dans The World's End, ce choix de méchant s'avère encore plus pertinent tant la quête du personnage s'articule autour de la nostalgie d'une époque où il était "libre". Libre de commettre des "erreurs humaines". Dit comme ça, on pourrait croire qu'il n'y en a que pour Pegg - et Frost, son fidèle second, qui a un parcours de sidekick déçu assez poignant - mais les autres personnages parviennent à exister également dans leur rapport à leur passé, à leur adolescence, qui ils étaient, ce qu'ils vivaient et subissaient.
CULTURE PUB
Au-delà de tout ce sous-texte, The World's End reste un film diablement fun. Si l'on retrouve quelques-unes de ses marques de fabrique, comme les zooms/gros plans/supercut, il s'agit peut-être de l’œuvre la plus sage de son auteur d'un point de vue formel, Scott Pilgrim lui ayant sûrement permis d'exorciser toutes envies visuelles les plus folles. Toutefois, Wright a gardé le goût des combats chorégraphiés, s'orientant cette fois-ci moins vers le jeu vidéo et plus vers la comédie kung-fu, en mode bourré. Un Shaun of the Dead version Drunken Master qui fait d'ailleurs appel à des membres de la Jackie Chan Team. Bagarres de bar oblige, le spectacle prend des allures de véritable défouloir, traversé par une avalanche d'idées amusantes (les moulinets bras/pieds, Frost en badass, la violence "sanglante" générale). Le metteur en scène s'en donne à cœur joie dans l'action mais le film reste avant tout une comédie avec toujours ce même mélange d'humours, du slapstick au bon mot, du british au plus universel, avec son lot inévitables d'auto-références qui ne tombent jamais dans le fan service gratuit, et ses œillades à des influences parfaitement digérées, d'American Graffiti à The Thing. Quelques longueurs viennent alourdir la fin mais on les pardonne sans souci. Parce que The World's End est sans doute, d'un point de vue thématique, le film le plus ambitieux d'Edgar Wright.