The Neon Demon
États-Unis, 2015
De Nicolas Winding Refn
Scénario : Mary Laws, Polly Stenham, Nicolas Winding Refn
Avec : Elle Fanning, Christina Hendricks, Jena Malone, Keanu Reeves
Photo : Natasha Braier
Musique : Cliff Martinez
Durée : 1h57
Sortie : 08/06/2016
Une jeune fille débarque à Los Angeles. Son rêve est de devenir mannequin. Son ascension fulgurante, sa beauté et sa pureté suscitent jalousies et convoitises. Certaines filles s'inclinent devant elle, d'autres sont prêtes à tout pour lui voler sa beauté...
LES POUPÉES DU DIABLE
Après avoir traversé le pays, après avoir renversé des montagnes (et sa barquette de frites), après avoir poussé ses concurrentes dans les marches, après s'être sortie d'un volcan, Nomi Malone a été couronnée "déesse" comme le glisse le dernier plan de Showgirls. Si Jesse, l'héroïne de The Neon Demon, semble bien plus tendre que le fantasque über-personnage incarné par Elizabeth Berkley, les deux films partagent bien des points communs. D'abord, même s'ils se déroulent dans des lieux bien terrestres, ils racontent tous les deux la désignation de déesses, dans la vulgarité de Las Vegas comme l'élégance flamboyante du milieu de la mode. Pas simplement des gagnantes, ou des reines de beauté : on ne parle plus vraiment d'humains ici, mais d'une caste supérieure et surréelle. Dans la pacotille comme dans le luxe. L'autre point commun des deux films est d'incarner leurs sujets en embrassant toute leur ironie. Showgirls est Las Vegas, il en est l'expérience à travers des moyens de cinéma. The Neon Demon est ce milieu nécrophile de l'obsession de la beauté (plus que le strict milieu de la mode). Il en a la vertigineuse beauté, à l'image de soirées ou photoshoots ridiculement chics. Ce sont des clichés de Mert & Marcus qui s'animent devant nos yeux. Mais, et c'est là le regard du cinéaste, il en a aussi le caractère absolument morbide et vampirique. Chaque image de The Neon Demon est aussi belle qu'elle est empoisonnée.
Jesse est encore une fillette mais elle est déjà prête à être consommée. C'est un agneau parmi les pumas comme celui qui, en une percée incongrue et poétique, s'invite dans sa chambre. Voilà le conte universel que Nicolas Winding Refn écrit (épaulé par deux coscénaristes femmes, les dramaturges Mary Laws et Polly Stenham) : une jeune orpheline est perdue chez les loups, confrontée à des rites d'apprentissage dans une forêt remplacée par une ville hantée - Los Angeles (le vrai démon du titre ?) noyée dans le rayonnement des néons rouges. Lors d'un plan d'une grâce infinie, Jesse contemple les lumières à bord d'une voiture. Plus tard, elle domine la ville clignotante tandis que le soleil se couche. The Neon Demon capture son innocence (et Elle Fanning est absolument parfaite à ce jeu) : elle est "à croquer". C'est Dorothy débarquant au monde d'Oz. A travers elle s'expriment en creux les penchants pédophiles qui s'affichent à chacun de vos coins de rue, le cryptoporno vendu à longueur de magazines et publicités - une noirceur cinglante et inhérente aux vrais contes.
The Neon Demon a un propos, mais il est surtout (et c'est encore mieux) un vrai film de cinéma. Dès son générique à vous rendre ivre de beauté, The Neon Demon nous en met plein les yeux et ce n'est pas une mince affaire. On entend déjà les accusations et autres parasitages critiques sur le refrain habituel du "c'est beau, mais c'est vide". Soyons clair : lorsqu'un film est si beau, il ne peut pas être vide. L'accomplissement plastique est tel qu'il ne faut vraiment guère comprendre la mise en scène et le cinéma pour se figurer que tout cela est creux. A quoi réfléchit cette mise en scène ? Que suscite t-elle ? Il y a un cinéma privilégié par une bonne partie de la presse où la modestie formelle serait un pass de bon goût. Mais Nicolas Winding Refn, dieu merci, ne fait pas de cinéma Amnesty International. L'objectif de la caméra vaut autant que le stylo du scénario. Lorsque la caméra saisit l'état de rêverie de l'héroïne (et l'état dans lequel nous sommes plongés pendant tout le film), lorsque cette caméra met, dès le début de The Neon Demon, la mort en scène et son illusion, celle-ci raconte et incarne autant qu'un scénario - elle le fait tout simplement moins en tenant la main du spectateur.
The Neon Demon est un conte de cinéma également parce qu'il évoque ses fantômes. On a évoqué la parenté avec Verhoeven et notamment pour le goût commun (et peu partagé de nos jours) pour l'ironie. On pense également au Dario Argento de Suspiria et sa jouissance de l'oeil comme première obsession, aux thrillers sans garde-fou du Brian de Palma des 80s. On pense aussi, dans un grand écart temporel, aux expérimentations plastiques d'Henri Georges Clouzot dans L'Enfer comme au labyrinthe mental de Beyond the Black Rainbow du jeune Canadien Panos Cosmatos. On pense à l'étrange piscine vide et son attraction dans l'envoûtant Trois femmes de Robert Altman. On pense à tout cela, mais le film ne peut se résumer à un catalogue de cinéphile nostalgique ou fétichiste car globalement, on a le sentiment de n'avoir jamais vu ça avant.
Si le film laisse une large place à l'imaginaire comme une porte invisible se dessinant dans le mur, il est aussi d'une violence tout à fait sanglante. Celle-ci n'est d'abord qu'un pouls qui bat, comme dans ces scènes où l'on se reluque pour savoir à qui l'on va se frotter à l'image de l'homérique partouze de chair dans Society. Jesse avance dans ce monde où la beauté est dit-on le bien le plus précieux. Winding Refn n'est pas dupe : la beauté ici est toujours morbide et lorsque le cinéaste reproduit ses clichés kitsch de pornochic, c'est pour mieux peindre leur nature maladive. La seule scène filmée d'une beauté pleine et premier degré est vue par les yeux de l'héroïne : celle d'un défilé (filmé comme une fascinante déambulation mentale) où la jeune fille se mire et tombe amoureuse d'elle-même en un narcissique abandon. Quelques scènes plus tôt, elle était parée comme le Condor doré des Mystérieuses Cités d'or.
A tout ce sérieux mortel, Winding Refn n'oublie pas d'ajouter des touches d'humour - des clins d'oeil glacés comme des débordements d'un délicieux mauvais goût. Il y a pourtant, quand le moment est venu, une qualité de silence dans le film qui vous happe. On est suspendu, on écoute et on est ensorcelé. Même les chiottes semblent irréelles dans The Neon Demon et les lumières stroboscopiques font qu'on ne distingue plus les humaines des poupées. Le sens du merveilleux du cinéaste est aussi enchanteur que bouleversant, comme peut l'être une expérience de cinéma total. Les réactions cannoises pour la plupart puériles était prévisibles, mais elle sont aussi la marque d'une impuissance. Cette critique officielle qui vocifère n'a pas grand impact sur des films d'horreur comme The Neon Demon. Le public à qui ils s'adressent avant tout n'y accorde que peu de crédit, et les fans du genre savent que cette presse n'a jamais saisi l'horreur et sa dimension punk. A ce sujet, Nicolas Winding Refn a commenté en conférence de presse que la créativité était avant tout une question de réaction, et de susciter des réactions - il ne s'agit autrement que d'une consommation de temps. Quoiqu'il en soit, lorsqu'un film est aussi accompli que The Neon Demon, on sait que c'est lui qui gagne la partie.