Shirley: Visions of Reality
Autriche, 2013
De Gustav Deutsch
Scénario : Gustav Deutsch
Durée : 1h32
Sortie : 17/09/2014
Plusieurs scènes de la vie d'un personnage fictif, une actrice nommée Shirley, à travers la reconstitution de treize tableaux d'Edward Hopper. Un projet à mi-chemin entre la peinture et le cinéma.
ULTRA MODERNE SOLITUDE
Shirley : Visions of Reality représente presque à lui tout seul (et de manière particulièrement enthousiasmante) la double mission de la section Forum de la Berlinale : présenter des films sortant des sentiers battus, et plus particulièrement des œuvres ayant souvent un pied dans le cinéma et l’autre dans l’art vidéo. Le réalisateur Gustav Deutsch (lire notre entretien), artiste multimédia, a d’ailleurs les pieds bien ancrés dans ces deux domaines. Il n’a pas peur de les rapprocher dans ce projet hors-norme, à la fois conceptuel et limpide. En recréant à l’écran certains tableaux d’Edward Hopper, Deutsch impose avant tout un travail plastique stupéfiant. La lumière et les couleurs crèvent littéralement l'écran, créant un choc pictural d’une beauté souvent stupéfiante. Évidemment, ces qualité sont avant tout celles de Hopper, mais ce n’est pas le moindre mérite du film que de parvenir à faire voir ces œuvres comme pour la première fois. Ces tableaux sont pour la plupart déjà vus et revus au point d’en être réduits à des cartes postales illustratives. Mais en les recréant et les animant (le mot n’est pas choisi au hasard, Shirley… n’est pas si éloigné que ça du cinéma d’animation), Deutsch leur rend toute leur singularité, leur incroyable modernité et surtout leur fort potentiel fictionnel.
Hopper est un peintre du hors-champ. Ses personnages semblent toujours aspirés par un ailleurs, ou accablés par un horizon écrasant, perdus dans leur solitude. Le hors-champ est ici omniprésent à travers le son, le cadre ne déviant que lors de quelques ruptures d’échelle de plan, rares mais fulgurantes. Et ce hors-champ est effectivement tantôt envoutant et menaçant. Lors de la meilleure scène du film, les sons étouffés d’un film projeté dans un cinéma deviennent de plus en en plus forts jusqu’à envahir la scène, la faisant basculer dans une dimension fantastique folle qui rappelle rien moins qu’Inland Empire (un autre film réalisé par un peintre, d’ailleurs). Shirley: Visions of Reality est en effet l’inverse d’un hommage muséal et trop respectueux. Les tableaux vivent, débordent de fiction. Le tour de force est plus discret mais pas moins réussi : Deutsch parvient à ne pas se laisser piéger par son propre concept, et crée un vrai film de fiction, avec un vrai personnage en fil rouge. Selon les tableaux, Shirley n’est jamais exactement la même, ni vraiment une autre: actrice, espionne... Shirley est effectivement l’héroïne typique de Hopper : fatiguée mais déterminée, à la fois pleine de doute et d’énergie, mais elle est surtout incroyablement seule. Les sons de la ville hors-champ ne font que le souligner, tout comme la présence fantomatique de son partenaire. Shirley se sent « comme un corps sans histoire », immobilisée mais en très fort état de demande émotionnelle. Le fascinant décalage entre la noirceur du ton et ces couleurs percutantes donne au film une profondeur inattendue.
Ces glissements d’identités d’une grande mélancolie, accompagnées d’un soupçon d’érotisme, rappellent une autre référence picturale. Une référence cinématographique cette fois. Non pas Wim Wenders (qu’on a souvent relié à Hopper par raccourci) mais bel et bien l’envoûtant malaise des films de Lynch. La carte Lynch est souvent utilisée à tort et à travers, mais Shirley : Visions of Reality n’est pas que mystérieux ou décalé, il témoigne d’un talent pictural rare pour la composition et la mise en scène, et n’a en rien à rougir de la comparaison. Une révélation.