Shame

Shame
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Shame
Royaume-Uni, 2011
De Steve McQueen
Scénario : Steve McQueen, Abi Morgan
Avec : Michael Fassbender, Carey Mulligan
Photo : Sean Bobbitt
Durée : 1h39
Sortie : 07/12/2011
Note FilmDeCulte : ******
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Brandon est un trentenaire new-yorkais, vivant seul et travaillant beaucoup. Son quotidien est dévoré par une seule obsession : le sexe. Quand sa soeur Sissy, chanteuse un peu paumée, arrive sans prévenir à New-York et s’installe dans son appartement, Brandon aura de plus en plus de mal à dissimuler sa vraie vie...

LE CORPS A SES RAISONS

En 2008, Bruno Dumont remettait la Caméra d’or à Steve McQueen pour Hunger, intimidant premier film, dont l’austérité et l’impassible cruauté visaient l’épuisement du spectateur. La maîtrise était si insolente qu’elle pouvait paraître arrogante. Hunger relevait tout entier de l'épreuve physique, aussi bien dans la mise en scène, sèche et frontale, que dans la performance de son acteur principal (Michael Fassbender, déjà lui), amaigri jusqu’à l’écœurement. L’intransigeance formelle de Hunger se faisait pourtant l’écho de la volonté inflexible de Bobby Sands qui, entre les murs nauséabonds de sa prison, réinventait les conditions de sa liberté (la grève de la faim, puis l’évasion par le corps). Shame, son brillant et passionnant successeur, continue d’interroger la solitude d’un homme, de sonder la tyrannie du corps, avec la même acuité et la même véhémence, mais avec cette musicalité et ce pouvoir d’envoûtement propres à New York, ville-cinéma par excellence. En deux films, Steve McQueen s’impose déjà comme un grand cinéaste, un mélomane capable de distordre le temps, d’en ralentir la course, de faire vibrer les plus petites dissonances d’une partition épurée. New York est la première réussite de Shame : un corps offert aussi désirable que dédaigneux, un royaume indifférent aux tourments de Brandon, mais dont on chante langoureusement la beauté. Dans ce portrait d’un homme introverti, esclave de ses pulsions sexuelles, Steve McQueen imagine une nouvelle prison, plus acceptable et séduisante en apparence, matérialisée par des gratte-ciels majestueux, des appartements en suspension et des bureaux tout en transparence.

LA PETITE MORT

A ceux qui attendent un catalogue exhaustif des perversions de Brandon, Shame oppose la vision désolante d’une prison hygiénique, d’une vie spartiate tristement monocorde, parcourue des mêmes gestes et des mêmes rituels. Livré à ses angoisses, Brandon est condamné aux mêmes erreurs et aux mêmes errances. L’érotisme naît de situations innocentes (douceur exquise d’un rendez-vous galant avec une collègue), jamais des coïts attendus, de plus en plus abstraits et désincarnés. La vie de Brandon a beau être excessive (il collectionne les partenaires comme il amoncèle les bibelots inutiles), le plus souvent, elle confine à l’ascèse. L’urgence du désir est dissocié des sentiments. Une distance irréductible sépare Brandon de ses objets de fantasmes. Dans Shame, on communique par écrans interposés, on échange quelques mots à travers une glace, on se réfugie derrière un masque, un lointain reflet de soi. Que ce soit dans Hunger ou dans Shame, le corps est une souffrance, un lieu de résistance (contre les geôliers) ou un lieu de perdition (un puits de frustration). Mais là où Bobby Sands ne disposait d’aucun pouvoir – si ce n’est celui de se laisser mourir, Brandon jouit d’une liberté totale qui l’aliène à son tour et précipite sa chute. Des tours vertigineuses aux entrailles de Manhattan, Shame est le miroir d’une société paisiblement anxiogène et déshumanisée, qui dévore silencieusement les individus de l’intérieur. Pris dans un cercle vicieux, le film épouse le mouvement névrotique des chasses quotidiennes de Brandon. Dès l’incroyable séquence d’ouverture, Shame donne magnifiquement le ton. L’intrigue, dépouillée, superficielle et pour le moins lacunaire, est secondaire. Steve McQueen a l’intelligence de ne pas tout dire, de ne pas asséner un quelconque jugement. Le film tire sa force évocatrice de sa cadence virtuose (tantôt déliée, tantôt resserrée), de ses savantes ellipses, de ses creux, ses absences et, bien sûr, de l’extraordinaire pouvoir d’incarnation de Michael Fassbender.

I WANT YOUR LOVE

Un homme couché sur un lit. Des yeux vides, une expression figée. Un imperceptible battement de cils et Michael Fassbender donne consistance à ce qui semblait n’être qu’un corps pétrifié d’ennui. Shame est le récit d’une tragédie dont on ne connaît ni le début, ni la fin, mais dont l’horreur réside dans sa répétition compulsive. Combien de fois Brandon est-il mort ? Combien de fois Michael Fassbender peut-il se réincarner à l’écran ? D’Angel à 300, de Fish Tank à X-Men : Le Commencement, l’acteur ne cesse de se réinventer pour mieux s’épuiser, se consumer, se relever avec la même fougue, la même obstination et la même renversante créativité. En vingt mois, l’acteur enchaîne six films et revêt autant de rôles périlleux avec une tranquille désinvolture – du moins en donne-t-il l’illusion. Tourné en seulement vingt-cinq jours, Shame est son film. Si Steve McQueen en tient solidement les rênes, c’est bien Fassbender qui, aveuglément confiant, dangereusement effronté, improvise et inspire la mélodie, précipite un mouvement, impose une allure, une voix (aussi suave que foudroyante). Le film frémit au rythme de ses pas, élégants et assurés, de ses silences et de ses gémissements. Insolemment beau, insaisissable et vulnérable, Michael Fassbender n’a besoin que d’un regard pour sidérer. Sa confrontation avec Carey Mulligan (formidable dans un registre à l’exact opposé de son personnage dans Drive) est l’âme du film. Le passé de Sissy et Brandon n’appartient qu’à eux. Le scénario reste muet sur leur relation trouble et impudique. Mais c’est au travers de leurs disputes, de leurs tempéraments opposés et de leur dialogue impossible que se joue une autre musique, moins retentissante, plus viscérale, et plus douloureuse encore.

SOUS LA CHAIR

L’ordre, la retenue, la linéarité contre le désordre, l’outrance et le chaos. Entre Brandon et Sissy, le plus souvent réunis de dos ou séparés par un mur invisible, scintille pourtant l’espoir d’une réconciliation. Une séquence résume à elle seule l’intensité et l’équilibre fragile de Shame. Sissy chante une version cafardeuse de New York, New York dans un bar. Présent malgré lui, Brandon est contraint de l’écouter jusqu’au bout. McQueen se garde bien d’interrompre la merveilleuse interprétation de Carey Mulligan. Sa voix claire, appliquée et lancinante, résonne comme une prière et un déchirement. Chaque couplet est un crève-cœur. C’est le seul moment du film où Brandon consent à écouter sa sœur, le seul moment où il se met véritablement à nu. Soudain, la mélodie le délivre de sa prison mentale ; la course frénétique s’arrête (Brandon, l’éternel fugueur, court dès qu’il le peut). Jusque-là avare de ses émotions, Brandon perd, furtivement, le contrôle. Shame n’est jamais aussi poignant que dans ses ruptures inattendues, ses respirations désespérées. Dans ces îlots de mélancolie (la chanson, le rendez-vous au restaurant), quelque chose résiste à l’horreur de la solitude, à l’oppression de la consommation et du plaisir frénétiques. Le temps d’un refrain, Brandon et Sissy sont présents l’un pour l’autre. En dehors de ces trêves, une soif inextinguible d'amour, de jouissance et de reconnaissance les maintient dépendants de leur mal-être. Profondément désenchanté, éprouvant mais jamais obscène, Shame n’est pas la simple histoire d’une addiction honteuse, c’est aussi la quête éperdue d'une délivrance. Steve McQueen provoque les conflits, guette la collision, fait entendre les larsens pour mieux faire voler en éclats ces mondes froids et aseptisés, dénués de toute compassion.

par Danielle Chou

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