Monster
Monster
États-Unis, 2003
De Patty Jenkins
Scénario : Patty Jenkins
Avec : Annie Corley, Bruce Dern, Christina Ricci, Charlize Theron
Durée : 1h49
Sortie : 14/04/2004
A la fin des années 80, Aileen Wuornos gagne sa vie en se prostituant au bord des autoroutes. Son existence va basculer le soir où, dans un bar, elle rencontre Selby, jeune fille à laquelle elle va s’attacher.
UN MONSTRE ORDINAIRE
Planqué sous un pont alors que la pluie fait rage, le monstre ne semble même plus attendre son heure, celle qui brillait déjà par son absence dans le cadre étroit des souvenirs enfantins. Aileen Wuornos, monstre d’un genre ordinaire, abandonnée au bord de l’autoroute 80’s entre Reagan et Bush, entre les starlettes de pacotille et les fantasmes de billets verts. Dans le décor d’une Amérique grouillante et sale, "des gens comme nous plongent tous les jours" assure Aileen en parlant d’elle et de son amie, Selby. Patty Jenkins, pour son premier long-métrage, se penche sur le sort de ces âmes trébuchantes, échouées dans un motel sordide, refuge traditionnel des parias de toutes sortes et des amoureux fugueurs, cette antichambre de l’enfer où frémissent encore les derniers espoirs. Les voitures laissent une encre noire dans le sillon de leurs pneus et le paysage n’est plus que no man’s land crépusculaire, malgré la surcharge étouffante des patinoires ou des bars vinassés. Il en ressort ce sentiment crayonné d’une peinture d’Hopper, trempée dans l’acide, mais de laquelle subsiste une tristesse viscérale qui plante son regard profondément dans le sol. Les portes sont alors grandes ouvertes au numéro emphatico-sordide, mais il n’en est rien: Monster parle d’une décadence au basculement ténu, traite de la monstruosité à partir d’une vision quotidienne quasi naturaliste. La principale préoccupation de Jenkins, influencée par le cinéma américain des 70’s (de Macadam Cowboy à La Balade sauvage), est d’exploiter sa caméra comme un témoin muet au regard vif, qui ne se compromet point dans la surcharge de pathos - les faits et leur digestion suffisent déjà bien assez à l’affaire.
JE SUIS D’AILLEURS
L’attention est portée sur le gynécée animé par ses deux grandes figures: Aileen et Selby. Et pour les deux jeunes femmes, un portrait déchiré par les contradictions. Aileen, roue voilée par ses appétences ordinaires, Selby, bras cassé entre idéalisme et lâcheté. Au sujet de la première, Jenkins déclare que "physiquement, elle devra ressembler à la vie qu’elle mène" (Positif, avril 2004). Les rondeurs sont ainsi ravagées par la corruption comme les visages poupins de vieilles gravures d’Hogarth sont salis par la perversité. Aileen est un véritable freak enfanté par le ventre même des Etats-Unis, l’insoutenable reflet d’une American Way of Life aux épaules trop étriquées pour elle. La monstruosité d’Aileen tient dans ses actes (confinant à la sauvagerie pour le premier meutre), mais aussi dans son déni d’elle-même: démarche d’homme, moue exagérément frondeuse et coups de tête masculins. Le monstre perd pied dans sa Floride bain de boue, comme il s’accoude à la rambarde d’un manège clignotant, regard noir dans ce Fun World bon marché qui ne semble pas fait pour son spectre furibond. Selby, pour sa part, reste tiraillée entre les volutes enivrantes de l’idylle enflammée et la complicité aveugle, gagnée elle aussi par un déni qui la pousse à fermer les yeux sur ce qu’accomplit Aileen. Les parias doivent ainsi leur statut à cause de ce refus de la réalité: Wuornos, de victime, passe à meurtrière de sang froid, se masquant du bandeau de la justice (condamner un pédophile présumé) ou de la revanche, en relisant la bible de son caniveau. Pas de glorification de la martyrisée, mais simplement l’enchaînement domino des circonstances dans toute la complexité de leurs ombres.
WILL SHE JUST FALL DOWN
"J’ai toujours rêvé de faire du cinéma": l’une des clefs essentielles du film est révélée de la bouche de Wuornos dès ses premières secondes. La jeune femme est enfant de sa société de l’image, celle où la frontière entre la star et le monstre est si fragile. Monster, d’abord envahi par des morceaux ininterrompus comme sur une radio grésillante au débit interminable, fait peu à peu place à la neige. L’enivrement à l’alcool de tubes 80’s distillant leur déprime moderne, comme un morceau de Journey sur lequel on patine de manière indolente avant de recevoir la gifle qui repousse les rêveurs au sol. "All you need is Love", "Don’t Stop Believing", Aileen est nourrie par les prédicateurs de la bande FM, ceux qui répandent la bonne parole d’une pop cache-misère, doux opium des orphelins qui font leur vie sur la route. Monster a cette teinte, une version filmique de la déprime d’un Til Tuesday, aux acides roses mêlés au désenchantement le plus noir. Puis les mots prennent la place des mélodies puisque le temps est passé de les prendre au pied de la note. L’espace d’une conversation téléphonique, magistrale, où l’évidence de la mise en scène de Jenkins et l’excellence des deux actrices, Theron et Ricci, éclatent à la lumière. Le dernier coup de pied dans la marmite d’huile bouillante. On se dispense alors des lieux communs du tribunal, des prises de parti, de l’anxiété artificielle de l’attente, on n’entend plus que les mots des deux amoureuses, séparées depuis par un bras accusateur qui a retrouvé toutes ses facultés, vestige d’une passion à la frénésie fugace. Finalement, il n’est guère question que de ça: un amour, et sa destruction à petit feu, au rythme de secousses sismiques du désespoir.
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LE CAS WUORNOS
Au début des années 90, aux Etats-Unis, l’affaire fait grand bruit. Aileen Wuornos, accusée du meurtre de sept hommes, serait rien moins que la première femme serial killer de l’Histoire. La nouvelle est à nuancer: des tueuses en série ont existé bien avant elle, mais celles-ci réglaient généralement leurs comptes avec des proches, par empoisonnement. Le cas Wuornos, une femme qui assassine par balle sept inconnus, tient quelque peu de l’inédit. La presse s’empare du phénomène, la prostituée de l’autoroute, lesbienne aux 250.000 clients masculins prétendus. Autant dire que le personnage mythifié est gonflé avant même que le procès ne se charge de démêler le vrai du faux.
La jeunesse d’Aileen Wuornos tient du cas d’école, de l’incroyable accumulation de pathos. Son père se pend en prison sans jamais l’avoir connue, sa mère, Diane, l’abandonne avec son frère Keith à ses grands-parents, Lauri et Britta. Son grand-père Lauri, alcoolique, abusera d’elle. A 14 ans, Aileen, appelée Lee par ses camarades, est enceinte. Son enfant sera adopté. La même année, sa grand-mère meurt, Aileen s’enfuit de chez elle en auto-stop et se prostitue. Quelques années plus tard, son frère meurt d’un cancer de la gorge et son grand-père se suicide. N’en jetez plus, le pedigree de Wuornos est édifiant. En 1986, elle rencontre dans un bar gay de Daytona Tyria Moore (Selby dans le film). Les deux jeunes femmes ne se quittent plus et arpentent la route entre motels et caravanes. Dans Lethal Intent, l’Américaine Sue Russell parle de Moore comme du refuge amoureux de Wuornos. Quelques années auparavant, Wuornos sort désespérée après l’échec d’une relation amoureuse avec un garçon, s’est procurée une arme à feu pour se suicider mais a finalement décidé de braquer un supermarché, avant d’être arrêtée et mise en prison pendant un an et demi. "Selon Lee, pour garder Tyria, elle aurait besoin d’argent", affirme Russell. Chacune de ses victimes fut dépouillée de ses billets. Elle avait l’habitude de rentrer ensuite à la maison, agitant ses gains aux yeux de Tyria. Assez pour permettre de "payer le loyer, s’acheter une bière, payer une entrée au Seaworld, organiser une fête, se payer quoi que ce soit". Tyria ne voulait rien savoir de la façon dont Aileen s’y prenait pour se procurer cet argent. Après sept meurtres, Wuornos est arrêtée, et Moore collaborera avec la police pour obtenir les confessions de la meurtrière.
L’arrestation est entourée d’une certaine passion. Des agents du FBI tentent de monnayer avec Hollywood l’histoire de la traque de Wuornos. Pendant le procès, Wuornos est adoptée par une certaine Arlene Pralle qui dira avoir été guidée vers elle par Dieu. Aileen n’a de cesse que de mettre Tyria hors de cause, profère régulièrement de violentes insultes dans le cadre du tribunal. Ses déclarations sont contradictoires, affirmant d’abord avoir tué ses victimes dans des situations d’autodéfense, avant qu’elle ne menace de commettre d’autres meurtres si elle n’était pas condamnée à mort ("Je suis quelqu’un qui abhorre l’humanité et je tuerai à nouveau"), puis de jeter à sa condamnation: "Je suis innocente, j’ai été violée, j’espère que vous le serez à votre tour.". Condamnée six fois à la peine capitale, Wuornos attendra 2002 avant d’être exécutée. Des spécialistes l’ont jugée parfaitement lucide au moment des faits, un avis contraire à celui de Nick Broomfield, auteur de deux documentaires sur Wuornos: "Nous sommes en train d’exécuter une folle. Voici quelqu’un qui a totalement perdu ses esprits". Depuis, le cas Wuornos a inspiré plusieurs films, des documentaires, et même un opéra signé Carla Lucero. Le 29 février dernier, Charlize Theron remporte l’Oscar de la meilleure actrice pour son interprétation d’Aileen Wuornos. La date est particulière puisqu’il s’agit du jour de naissance de Wuornos, dont l’anniversaire n’était ainsi fêté que tous les 4 ans.
PATTY JENKINS
Alors que la télévision retransmet des extraits du jugement d’Aileen Wuornos, la vocation de Patty Jenkins, alors spectatrice, prend peu à peu forme. Son cas, selon elle, se prête parfaitement à un film où la caractérisation échapperait au manichéisme, à l’image des personnages moralement flous de ses films préférés (Taxi Driver, Macadam Cowboy ou La Balade sauvage). En 2001, la jeune réalisatrice se fait la main sur deux courts-métrages, Just Drive et Velocity Rules, après être entrée dans la frange expérimentale de l’American Film Institute. Jenkins poursuit pendant ce temps ses recherches sur Wuornos, et entretient une relation épistolaire de 5 mois avec la meurtrière, sans que les deux femmes ne se rencontrent (la date avancée de l’exécution a annulé leur rendez-vous). Wuornos confiera à son amie Dawn Botkins plus de 7.000 lettres auxquelles Jenkins pourra avoir librement accès. La réalisatrice tourne Monster pour 8 millions de dollars en moins d’un mois. Elle insistera pour que Charlize Theron tienne le rôle principal. Doublement nommée aux Spirit Awards (les Oscars indépendants), Jenkins remporte le prix du meilleur premier film. Monster sera ensuite sélectionné au Festival de Berlin et a réussi, à ce jour, à quintupler sa mise de départ au box-office.
FILMOGRAPHIE SELECTIVE:
2003 Monster 2001 Velocity Rules 2001 Just Drive