L'année cinéma 2010 de Guillaume Massart
Quand la grosse voix du marché s’ébaubissait des effets de manche narratifs des tristes soufflés au beurre libéral ranci, machins nuls, sans saveur, machines à endormir (The Social Network, Inception, vite, vite, qu’on les oublie), c’est un concert de petites voix qui reparlait mise en scène, rapport au monde, cinéma. Celle de Godard, bien sûr, parlait plus fort, pour annoncer mieux qu’une autre ce qu’il y avait à dire, au cinéma, en 2010 : du documentaire, qui se dissoudrait dans la fiction pour ne se souvenir que du cinéma. Écho évident au chant du cygne de l’argentique poussé par Itinéraire de Jean Bricard l’an passé, Film Socialisme accueillait les artefacts du numérique avec une générosité inattendue, acceptant l’étrangeté du pixel comme manifestation cinégénique nouvelle, nouvelle imagerie de la peur, de l’amour et du politique. 2010 ne s’est préoccupé que de prolonger cet élan, comme à vouloir redéfinir et mettre en critique une morale de mise en scène, en des termes qu’on croyait n’avoir plus court et qu’on se réjouit de revoir circuler. Le cinéma d’auteur pense à nouveau, s’inquiète de la place de sa caméra, cesse de prendre la pose pour, le jeu de mots est facile, à nouveau poser question. Dans un passé proche, on prenait le monde avec des pincettes distanciées, on en était, chez Ramos ou chez Serra, exemples parmi d’autres, seulement à chipoter, enfants timides et sages, réfugiés dans les références, bien à l’abri dans la reconstitution, dans l’imagerie figée. Dans un présent autrement stimulant, le monde est de retour, on l’éprouve, il est là, physique, il heurte, il bouge, il affecte. On y est de nouveau, on y tâtonne, on y répète (Ne change rien), on s’y laisse venir un rouge vif aux joues (Les Femmes de mes amis, La Vie au ranch), une gueule de bois ou une gueule de chien (Une nouvelle ère glaciaire), on y grimpe aux arbres non pour la poésie mais pour s’y réfugier, hurler de vie jusqu’à la mort (Liberté)… On renégocie avec le monde, on est prêt à nouveau à l’affronter, on s’arme pour, quitte à trébucher, à mal faire, mais toujours y revenir. Raideurs légales contre survie, au Commissariat, chez les Repo Men, dans les bureaux où l’on convoque Les Arrivants, par-delà La Rivière Tumen ou à la Nouvelle-Orléans. On grandit, en somme (Toy Story 3, Je voudrais aimer personne). Tous ces cris poussés, souvent de joie pure dans l’adversité (celui, apothéotique, qui referme Tournée, par exemple), on aurait en effet tort de les dire primaux, d’enfance. Ce sont ceux d’une maturité encore fragile, mais bien là. Une envie de tenir bon, même chichement : un bel orgueil.
MON TOP
1. Film Socialisme
2. Je voudrais aimer personne
3. Commissariat
4. Ne change rien
5. Toy Story 3
6. Les Femmes de mes amis
7. Liberté
8. Une nouvelle ère glaciaire
9. Le Plein pays
10. Tournée
MON COUP DE CŒUR : Fading
« Deux récits croisés : un toxicomane polonais, "monstre social" moderne, se photographie, dans un non-lieu, avec son portable en déformant son visage piercé et tatoué ; deux agents de sécurité, Marco et Verlisier, effectuent leur ronde, identifient des signes lumineux, se mettent en quête d’une présence et plongent dans une forme d’angoisse qu’ils alimentent eux-mêmes de mysticisme », c’est le résumé officiel et on ne pourrait dire mieux. Il faudrait pourtant être intelligent et écrire quelque chose d'extrêmement brillant : il s’agit tout de même du nouveau documentaire d'Olivier Zabat (Zona Oeste, Miguel et les Mines, 1/3 des yeux, Yves). Mais je n'arrive pas à être intelligent quand j'ai été primaire : Fading c'est rien de moins que le film le plus terrifiant que le cinéma français ait eu à nous offrir depuis… Depuis quand d’ailleurs ? Quand les tentatives de cinéma de genre à la française s’appliquent à être plus pathétiques les unes que les autres (et c’est une gageure que de parvenir à sombrer chaque fois plus bas), Fading sort de nulle part et s’impose comme le plus grand film de terreur depuis une petit éternité. C'est quasiment tout ce qu'il y a à en dire ; et c'est assez primaire, en effet. C'est le premier film où j'ai pu entendre le diable crier, hurler, la mort glapir, c'est le premier film où j'ai vu des fantômes au bout du couloir, là, nulle part, dans le flash blanc, il y avait un visage, non? C'est le premier film qui m'ait donné envie de m'agenouiller pour prier avec les deux hommes, ces deux gardiens de nuit circulant par les sous-sols entre un hôpital et une chapelle, terrifiés par les apparitions qu'ils pensent être les seuls à voir. J'aurais voulu aussi être de leur étreinte, dans ce couloir, moi aussi j'avais des sanglots d'effroi à sécher au creux d'un cou. Fading, ou la rencontre improbable et sublime du cinéma du réel, d'Alien et de Kiyoshi Kurosawa (dans la très longue séquence du couloir d'hôpital, notamment, le dernier mouvement de torche vers le fond du corridor, qui n'avait jamais été éclairé, je n'en pouvais plus d'angoisse... Sur ce plan-là, il y avait quelque chose de Rétribution). Le documentaire qui pulvérise sans même y penser la vague de films de genre camescopés, depuis Blair Witch jusqu'à Rec et ses héritiers. C'est aussi un grand film sur le découpage, donc sur la mise en scène. En pulvérisant la notion même de genre, par une démonstration de découpage extrêmement troublante, Zabat démolit du même coup tous les vieux réflexes de démarcation fiction/documentaire, dont on savait bien qu'il fallait s'en débarrasser, mais qui restaient à disposition, parce qu'on savait que la fiction avait ses territoires de chasse gardée, et que le genre n'en était pas le moindre. C'est désormais révolu… Mais révolu uniquement pour qui peut le voir. Animal festivalier (Venise notamment), Fading ne s’attrape que par chance. On invoquerait bien des démons pour le trouver en salles…
Qui veut dépeindre le monde dans toutes ses tonalités
Ne devrait jamais regarder le soleil de face
Ou il perdra le souvenir de ce qu’il a vu.
Seules resteront dans ses yeux des larmes brûlantes.
Qu’il s’agenouille et baisse son regard vers la terre.
Il y trouvera ce que nous avons perdu :
les étoiles et les roses, les crépuscules et les aubes.
Czesław Miłosz
Mes attentes
1. Tabu de Miguel Gomes
2. Sport de filles de Patricia Mazuy
3. Go west young man de Julien Samani
4. Sud, eau, nord, déplacer d’Antoine Boutet
5. Guérilla Française de Pierre Carles
6. Invisible Boy de Philippe Parreno
7. Les chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche
8. Holly-X-Motors de Léos Carax
9. O Somma Luce de Jean-Marie Straub
10. Le Vilain petit canard de Garri Bardine