Blue Jasmine
États-Unis, 2013
De Woody Allen
Scénario : Woody Allen
Avec : Alec Baldwin, Cate Blanchett, Sally Hawkins, Peter Sarsgaard
Photo : Javier Aguirresarobe
Durée : 1h38
Sortie : 25/09/2013
Alors qu’elle voit sa vie voler en éclat et son mariage avec Hal, un homme d’affaire fortuné, battre sérieusement de l’aile, Jasmine quitte son New York raffiné et mondain pour San Francisco et s’installe dans le modeste appartement de sa soeur Ginger afin de remettre de l’ordre dans sa vie.
WITHOUT A DREAM IN MY HEART, WITHOUT A LOVE OF MY OWN
Blue Jasmine s'ouvre par une scène où Jasmine, le personnage principal interprété par Cate Blanchett, discute tranquillement avec sa voisine d'avion, peut-être une amie, en première classe, évoquant de menus problèmes de pauvres petites femmes riches. Quelques instants plus tard, on comprend que sa voisine, une totale inconnue, a subi sa logorrhée pénible, égocentrique et parfois indécente pendant tout le vol. Le principe est lancé : Jasmine se trouve en permanence dans un décalage absolu avec la réalité qui l'entoure. C'est par cette dynamique que Blue Jasmine commence d'emblée comme une comédie, grâce à ce ressort très efficace : Jasmine paniquée dans la rue face à un immeuble un peu défraîchi, Jasmine angoissée face à son chauffeur de taxi qui l'approche un peu trop, Jasmine clamant qu'elle est ruinée, ses valises Vuitton à côté d'elle. Ses névroses se fondent très bien dans l'univers habituel des scènes comico-amères de Woody Allen.
Très vite pourtant, le film change de ton par un montage cut assez abrupt vers un flashback. Retour sur le passé de Jasmine, qui déboule dans le film avec autant de brusquerie que dans l'esprit épuisé de l'héroïne : on entrevoit la gloire passée, le luxe, et l'image d'un bonheur parfait. Ce n'est que par quelques indices que l'on comprend que tout cela cachait une tragédie : il est question d'argent perdu, d'avenirs gâchés, de rancœurs. D'ailleurs Jasmine, en s'installant chez sa sœur aux revenus modestes, s'enquiert assez vite : est-elle toujours fâchée ? Non, Ginger n'est pas vraiment fâchée, même si elle comprend mal l'état de sa sœur, et repère assez vite ses mensonges ; elle semble néanmoins ne lui tenir rigueur de rien, s'accrochant coûte que coûte à son sourire.
DECONSTRUCTING TENNESSEE
Ginger n'habite pas à la Nouvelle Orléans et Jasmine n'est pas venue chez elle en prenant le tramway nommé Désir, mais la similitude entre la pièce de Tennessee Williams et le film de Woody Allen saute rapidement aux yeux. Jasmine et la Blanche DuBois de la pièce partagent une sensibilité exacerbée, qui leur rend toute médiocrité et toute indélicatesse insupportables, intolérables et douloureuses. Toutes deux ont perdu leur mari suite à un suicide ; toutes deux vivent dans le souvenir d'une richesse passée et le rêve de sa reconstruction ; toutes deux se réfugient dans le mensonge pour tenter de repartir à zéro - même si sur ce terrain-là Blanche a une bonne longueur d'avance. Le "rôle" de Stanley, l'époux de Stella, la sœur de Blanche, est ici en quelque sorte réparti sur deux personnages masculins, d'une part Augie, l'ex-mari de Ginger, homme manuel et bourru, mais pas idiot, d'autre part Chili, son petit ami du moment, qui partage avec Brando une chevelure brune et gominée et avec Stanley un tempérament sanguin et quelque peu binaire. Mais aucun des deux n'est d'origine polonaise (même s'il est fait allusion aux "Polish jokes" d'Augie) et surtout, aucun des deux ne se révèle être un violeur, ce qui les rend beaucoup plus sympathiques que ne l'est Stanley Kowalski. En tout cas, Jasmine a sur eux le même jugement que Blanche sur Stanley : ils ne sont ni l'un ni l'autre assez bien pour sa sœur. Quand Dwight (Peter Sarsgaard) apparaît, on reconnaît Mitch, l'homme gentil et intéressé avec qui tout pourrait s'arranger. On ne croit pas au happy end bien sûr, bien que la chanson leitmotiv, « Blue Moon », puisse faire imaginer le contraire.
Le problème d'une telle comparaison, si forte et si évidente, est que face à Tennessee Williams, Woody Allen ne fait pas forcément le poids, en tout cas pas du côté de l'écriture des personnages secondaires, qui sont très simplistes et assez monolithiques. Tous les acteurs sont plutôt bons, mais employés exactement pour ce qu'ils semblent bons à faire : l'arnaqueur charmeur pour Alec Baldwin, le loser sympa pour Louis C.K. (que l'on entrevoit seulement), le dentiste vicieux pour Michael Stuhlbarg, l'italo-américain violent mais sensible pour Bobby Cannavale, l'homme "bien sous tout rapport mais pas complètement" pour Peter Saarsgard. Même Sally Hawkins est utilisée ici dans un rôle habituel de cruche au grand cœur, même si la comédienne arrive ici à tirer son épingle du jeu avec le seul personnage manifestement sauvé par le scénario, dans une morale qui sous-entendrait que se contenter de peu est peut-être la clé du bonheur...
UNE FEMME SOUS INFLUENCE
Mais le cœur de Blue Jasmine est évidemment quasi intégralement entre les mains de Cate Blanchett. Bien sûr, la comédienne ne s'est jamais montrée médiocre dans un rôle, même dans des films moyens. Mais ici, elle est le centre du récit, le sujet à part entière, et Woody Allen va parfois jusqu'à la filmer en gros plan, offrant à son actrice principale une autoroute pour explorer son personnage de tous côtés et dans toutes les dimensions. Blanchett est à l'aise sur tous les registres de son rôle : parfaite en femme de la haute-société, élégante et naturellement éblouissante, très crédible en femme trompée et abusée qui se voile la face, et surtout très intense dans ses moments d'errance, de panique, de perdition, de dépression, de révolte, de folie. Le personnage de Jasmine semble, à tous points de vue, écrit pour elle, elle qui a justement interprété Blanche DuBois au théâtre au sein de la Sydney Theatre Company (qu'elle dirige), sous la direction de Liv Ullmann, en 2009. Dans sa folie et sa solitude infinie, Jasmine lorgne aussi de temps en temps du côté de Lotte, personnage de la pièce Grand et Petit de Botho Strauβ qu'elle a aussi jouée sur les planches en tournée mondiale en 2011-2012. Son travail sur Jasmine se ressent énormément de ces rôles en amont, qui viennent la nourrir et l'enrichir. On est loin ici d'un jeu minimaliste à la Scarlett Johansson ou des minauderies de Marion Cotillard ; Woody Allen renoue ici avec des figures féminines fortes et de premier plan, qu'il avait évoquées, il y a déjà un moment, çà et là (par exemple dans Maudite Aphrodite ou Melinda et Melinda), mais qu'on n'avait en vérité plus vraiment vues chez lui depuis Une autre femme, avec Gena Rowlands. La performance de Cate Blanchett est sans conteste ce qu'il y a de meilleur et de plus mémorable dans Blue Jasmine, parvenant même à réellement émouvoir à partir de ce personnage parfois antipathique, et auquel il est difficile de s'identifier. La comédienne ne se protège pas un instant, offrant à la caméra son visage sans maquillage, sa peau rougie de fatigue et de pleurs, son être entier fragilisé. A elle seule, la générosité de son jeu arrive à dépasser l'écriture, parfois trop limitée, du scénario, et nous donne accès à un véritable portrait de « femme rompue ».