Amour fou
Autriche, 2013
De Jessica Hausner
Scénario : Jessica Hausner
Durée : 1h30
Sortie : 04/02/2015
Berlin, à l’époque romantique. Le jeune poète tragique Heinrich souhaite dépasser le côté inéluctable de la mort grâce à l’amour: il tente de convaincre sa cousine Marie, qui lui est proche, de contrer le destin en déterminant ensemble leur suicide, mais Marie, malgré son insistance, reste sceptique. Heinrich est déprimé par le manque de sensibilité de sa cousine, alors qu’Henriette, une jeune épouse qu’Heinrich avait également approchée, semble soudainement tentée par la proposition lorsqu’elle apprend qu’elle est atteinte d’une maladie incurable. Une «comédie romantique» librement inspirée du suicide du poète Heinrich von Kleist, 1811.
NOCES FUNEBRES
Attention : titre trompeur. Si le nouveau long métrage de la germanophone Jessica Hausner relate effectivement la relation amoureuse tragique entre Heinrich Von Kleist et sa maitresse Henriette, ceux qui s’attendent à un film en costumes classique au lyrisme exacerbé risquent d’être pris de court, c’est le moins que l’on puisse dire. Malgré sa jeunesse, Heinrich est las de la vie et anticipe grandement le réconfort de la mort, au point de se chercher un compagnon ou une compagne d’infortune pour le suivre dans un geste irréversible. Dans la vraie vie, Von Kleist a effectivement demandé à tour de rôle à toutes les personnes qui lui étaient chères de bien vouloir se suicider avec lui : son frère, sa cousine, une inconnue… C’est l’absurdité de cette improbable marotte qui a avant tout fasciné la réalisatrice autrichienne, qui décrit elle-même Amour fou comme… une comédie romantique. Oui, une comédie romantique sur le double suicide. Amour fou ? Bienvenue plutôt dans un film fou.
Il n’y a en effet aucune passion amoureuse dans Amour fou. La liaison entre Heinrich et Henriette débute comme un malentendu. Une coïncidence prosaïque que constatent avec un embarras saugrenu les principaux concernés. Le décalage entre le cliché attendu du double suicide comme geste romantique ultime et l’intention sincère mais maladroite de Von Kleist se traduit ici par un ton des plus singuliers. Un humour lunaire, qui prend tout son temps et qui impose un rythme indolent ; une distance à la fois respectueuse et amusée qui ne tourne jamais ses personnages en ridicule mais qui ne perd jamais de vue sa propre absurdité. Au début du film, Henriette a toutes les apparences d’une épouse bourgeoise rangée et mutique. Elle révèle pourtant peu à peu une nature blasée, un cynisme réjouissant, comme si elle était contaminée non pas par l’amour mais par l’obsession de Von Kleist pour la mort. Ces deux-là finissent par ressembler à deux personnages de Tim Burton égarés en pleine noblesse allemande, deux marginaux impatients de retrouver leurs ténèbres. Clin d’œil volontaire ou non, les tenues et la coiffure de Von Kleist rappellent celles de Johnny Depp dans Dark Shadows. Hébétés au milieu des salons chics ou des discussions politiques, Heinrich et Henriette ressembleraient presque à des zombies. Comme s’ils étaient déjà morts.
Hausner n’a décidemment pas son pareil pour parler de sentiments très bizarres tout en ne filmant que des choses tangibles. De même qu’un couloir mal éclairé pouvait révéler des abîmes de paranoïa chez son héroïne très sûre d’elle (Hotel), qu’une simple chute de paraplégique venait nuancer tout un discours ambigu sur la foi (Lourdes), la simple manière qu’ont les personnages de se tenir chez eux et de s’exprimer donne au film une dimension à la fois fantaisiste et sombre, presque fantastique. Son travail plastique va cette fois-ci plus loin, notamment dans la direction artistique. Les décors bourgeois minimalistes, enfermés dans des cadres précis et presque géométriques, prennent l’allure de chambre rouge de Twin Peaks, de maison fantôme où personne n’utiliserait vraiment les meubles. On s’y exprime de manière littéraire, frappé d’une sorte de stupeur respectueuse qui incite les personnages à se tenir particulièrement droit, comme tétanisé au bord du cadre. Ces compositions rigoureuses, qui peuvent rappeler Seidl comme Roy Andersson, créent une aridité qui ouvre grand la porte au hors-champ (reflets dans un miroir, coups de feu au loin….) L’endroit et l’instant où l’on se situe ont décidément l’air trop factices aux yeux de ces héros pour que ces derniers puissent s’y intéresser. Et quand au loin sonnent les cloches, nul n’arrive à décider si c’est pour fêter les morts ou les vivants.